Fiction - Le syndrome de Sevran

Chapitre 16
On ne peut pas avoir le beur et l’argent du juif

Jeudi 1er juillet 2015

Khalid se demande s’il est dans un rêve, on ne change pas la couleur du maillot d’un club vieux de cinquante ans comme ça sur un coup de tête, il y a forcément du monde qui va râler et jusque là la famille Miyazaki n’a pas été du genre à faire trop de vagues.

Gabriel lui dit que s’il n’y avait que cette histoire de maillot, les choses seraient si simples, il lance alors une vidéo de la conférence de presse du matin, que toute la fine équipe avait loupée, bien trop occupée à décuver après la rude soirée vécue la veille.

Tout d’abord, les nouveaux maillots, déjà que le changement de couleurs pour mieux coller à celles d’Akabura avec un maillot noir à bande rouge ne manquera pas de choquer les fans de la première heure, le fait de remplacer le rouge par du rose sur le maillot de l’équipe féminine est de plus quelque peu sexiste.

Cela restera tout de même moins sexiste que la dernière trouvaille pour attirer tout ce que Sevran peut compter en obsédés sexuels au stade avec le recrutement de pom-pom girls dont la tenue fait plus penser à un groupe de prostituées qu’à des artistes, et dont le calendrier déjà annoncé n’est pas des plus subtils.

En parlant de stade, ce bon vieux stade Alfred Nobel ne restera plus pour longtemps l’antre de l’AS Sevran, en effet la construction d’un stade financé par le naming a également été annoncée, outre l’aspect commercial, le but était de ne plus partager le terrain avec ces gueux de rugbymen qui ne savent pas prendre soin de la pelouse.

Nouveau stade qu’Etienne Baron ne verra probablement jamais, en effet le capitaine emblématique du club, en fin de contrat, a été remercié sèchement après dix ans de bons et loyaux services, au prétexte qu’il serait trop faible pour la Ligue 1.

Et cerise sur le ghetto, l’ouverture de chaines Youtube pour générer de la notoriété pour le club sur internet. Et si le principe de diffuser quelques beaux gestes techniques exécutés à l’entrainement n’est pas vraiment discuté, l’idée d’une chaine consacrée aux jeux vidéo est un peu plus froidement reçue, même si la direction du club jure qu’une section e-sports sera bientôt établie, il faudra bien meubler d’ici là.

Bref, on teindrait le grand chelem du football business si on ajoutait un club Mickey à l’entrée du nouveau stade pour les gosses. Khalid remarque alors à juste titre qu’il semble de plus en plus que l’AS Sevran ne va pas devenir le club chéri des adeptes des valeurs dans le sport. Mais Gabriel ne manque pas de lui répondre que si, pour le grand public, les valeurs du sport c’est se branler sur une biscotte dans les vestiaires, les bonnes âmes peuvent se les garder et se les mettre dans un endroit que nous ne préciserons pas.

A vrai dire ce qui effraie le plus Gabriel et Khalid, c’est la pagaille que ça va semer parmi le public déjà établi du club, ici ce n’est pas un public de petits bourgeois, il y a que du prolétaire, donc les considérations commerciales ça n’est pas ce qui est en premier dans l’esprit du public et la délicatesse dans les revendications ce n’est pas trop le genre de la maison.

Gabriel a même entendu dire que le soir même les héros de la résistance sevranaise allaient se réunir au kebab “Chez Abdullah” afin de mettre en place leur plan anti-maillot noir. Pour une fois que les jeunes du coin se montrent hostiles à quelque chose de noir, excepté MC 20 centimes bien sûr, c’est que ça doit être très grave.

Les deux amis entendent frapper à la porte, c’est Louis qui leur rend visite, vêtu des nouvelles couleurs de l’équipe, il faut dire qu’il a toujours pensé que noir sur noir ça avait un certain cachet.

Gabriel se demande alors si c’est une bonne idée d’afficher ouvertement les nouvelles couleurs, les joueurs pourraient se mettre à dos une partie de la cité. Louis lui dit qu’il faudra leur dire qu’on ne peut pas avoir le beur et l’argent du juif, les ordinateurs neufs utilisés par leurs petites soeurs au collège, c’est Akabura qui les a offerts, le nouveau stade, ce n’est pas la mairie qui est proche de faillite qui va le construire et que l’équipe serait retombée en National si ce pourri de Marquet était resté aux commande.

D’ailleurs, Gabriel est mal placé pour évoquer le changement de couleurs étant donné qu’il était prêt à porter un maillot rose juste pour choper les deux filles de la millionnaire suédoise qui voulait racheter le club en novembre dernier. Gabriel ressort la photo pour essayer de le faire taire, mais Louis pense toujours que les deux babtoues à fessier plat ça vaut moins que le nouveau stade.

Pendant que le trio débat, Bruno et Valentino sont à la salle de sport, frappant un puching-ball à l’effigie du coach Diaz, encore un peu rancuniers du fait qu’ils n’aient pas été conviés à s’entrainer avec l’équipe A comme Gabriel et Louis ou encore avec la réserve comme Khalid. La perspective de continuer à martyriser des gamins avec leur jeu ultra-viril ne les enthousiasme pas vraiment, ce serait comme si un lycéen allait racketter des gosses de primaire.

Alors que Valentino assène un coup violent au sac, la porte s’ouvre. C’est un jeune homme brun de typé méditerranéen qui fait facilement vingt centimètres de moins que Valentino mais qui semble franchement musclé. Il se présente, il est le nouvel attaquant recruté pour les équipes de jeunes par le directeur sportif, Nacio Rojas.

Alors que Valentino se précipite pour planquer l’effigie du coach Diaz, le nouveau, prénommé Esteban, discute rapidement avec les deux hommes des performances des appareils de musculation à leur disposition. Il faut dire que la vitesse est la qualité principale du jeune homme, il reconnait volontiers que sa technique reste perfectible, mais pouvoir courir le 100 mètres en 10 secondes 20 efface pas mal de défauts.

Valentino essaie d’imaginer ce que ça pourrait donner sur le terrain, il court encore plus vite que Louis, s’il parvient à améliorer un peu sa technique, le jeu en profondeur pourrait faire encore plus mal qu’un coup de fer à souder sur les testicules.

Le soir venu, le banquet de la résistance a lieu chez Abdullah, les moyens de nos vaillants héros restent très limités dans la mesure où le seul joueur qui a voulu se joindre à eux si on combine toutes les équipes appartenant à l’AS Sevran est ce naze de Dimitri et où l’animation musicale est confiée à MC 20 centimes faute d’autre volontaire.

Allan, le petit métis responsable de la section jeunesse locale du Parti Communiste Unifié et Mickaël, le grand frère franco-gabonais autoproclamé et chef du principal groupe de supporters de l’AS Sevran sont consternés devant ce manque d’ardeur régnant dans la ville pour défendre leur club contre une dérive vers le tout-business.

Mickaël est particulièrement remonté contre Louis qu’il connait depuis le berceau, il n’aurait jamais cru le gamin idéaliste qu’il avait tant aimé capable de vendre l’âme de son sport contre trois ordinateurs ramenés dans le collège du coin. Allan, de son côté, est plus chagriné par le fait que Valentino semble l’ignorer froidement depuis ce matin, à croire qu’il n’est de gauche que quand il s’agit d’aller chauffer ces idiots du Parti Pour la Liberté.

Allan et Mickaël se décident à mener la guerre de symboles même sans les joueurs, l’équipe de football c’est à peu près la seule chose dont les gens sont fiers ici, et il est important qu’elle ait une imagerie sportive, ayant pour valeur l’histoire du club, la noblesse du sport et le respect de l’humain et non une imagerie commerciale qui tendrait à démontrer que n’importe qui peut-être acheté.

Ils se lancent alors, en compagnie du maigre public de la soirée, en rédaction de tracts sur le fait que les nouveaux dirigeants du club sont incapables de respecter l’identité de Sevran, en prises de contacts avec d’autres groupes de supporters de Ligue 2 qui ne supporteraient pas de perdre leur identité, en préparation de raids contre les magasins proposant le nouveau maillot et en tentatives d’influer sur les politiciens locaux en espérant que le tout fasse reculer la direction du club.

Loin de ces considérations révolutionnaires, le gros Paul débarque dans ce haut lieu de la gastronomie turque et réclame la nouvelle spécialité de la maison, le kebab à la graisse de phoque, habituellement utilisé comme vomitif extrêmement puissant. MC 20 centimes croit alors bon de chambrer Paul en chantant que le jour où il explosera, le problème de la famine en Afrique serait définitivement résolu.

Paul prend mal cette petite taquinerie et charge en direction de MC 20 centimes de son gabarit imposant. Voyant un de ses rares volontaires en danger, Mickaël inflige une bonne correction à Paul sous les cris d’Abdullah qui ne voulait pas de bagarre dans son restaurant. Résultat, les serveurs tentent de chasser la petite troupe du restaurant pour lui redonner son calme.

Alors que Mickaël et Allan repartent chez eux tête basse, MC 20 centimes les incite à voir le bon côté des choses, avec tant d’action, c’est sûr que Bruno finira par les rejoindre.

Le lendemain en fin de matinée, le même Bruno est livide, terrorisé par le spectacle auquel il vient d’assister à la salle de sport. En effet, Valentino vient littéralement de faire exploser le puching-ball après avoir entendu le directeur sportif annoncer l’arrivée en prêt de Pierre Lesage, le jeune milieu défensif lyonnais, pour épauler Marc qui était un peu trop souvent esseulé l’an dernier.

Comme si la frustration de la mise à l’écart ne suffisait pas, se faire supplanter par un joueur que l’on a mis au supplice il y a moins de deux mois, est en effet quelque peu irritant. De peur de commettre un impair, Bruno file vers l’extérieur afin d’essayer de trouver une personne plus diplomate pour calmer la bête, à ce niveau de frustration sa force est plus proche d’un ours que d’un être humain, et il tient à ne pas avoir la tête arrachée d’un coup de patte.

Il tombe alors sur MC 20 centimes qui s’était mis en tête de chanter des slogans hostiles aux changements que va subir le club à proximité de la salle de sport. Pris d’une idée horrible, il envoie ce dernier tenter de désamorcer la fureur de Valentino avec une bonne chanson.

Deux minutes plus tard, Bruno entend une fenêtre se briser et MC 20 centimes atterrir sur la pelouse à l’extérieur de la salle de sport puis se met à rire comme une hyène. Ce n’est pas très constructif, mais ça fait toujours plaisir. Comme le dit le proverbe sevranais “Pense toujours à fracasser MC 20 centimes, si tu ne sais pas pourquoi, lui le sait”.

Il tombe ensuite sur Pierre qui, un peu perdu dans cette nouvelle ville, cherchait le terrain d’entrainement. Après quelques taquineries bon enfant sur la finale de la Coupe Gambardella, Bruno accepte de prêter main forte au nouveau venu et discute avec lui de ses passions qui sont très variées puisqu’il s’agit de football, de football, de football, de football et de penser à répondre à sa petite amie au téléphone quand elle appelle pour ne pas qu’elle déprime en croyant être abandonnée.

Alors que Bruno regardait les photos prises par Pierre avec des amis, il se souvient tout d’un coup avec effroi qu’il a laissé Valentino seul. Les deux hommes se dirigent en courant vers le gymnase, mais fort heureusement après avoir laissé sa marque sur quelques meubles, Valentino a transféré sa colère sur quelque chose de plus constructif et prépare sa paire de rollers et sa bombe de peinture afin d’aller saccager quelques affiches du Pärti Pour la Liberté.

Voyant que la situation est sous contrôle, personne de valeur ne risquant d’être blessé par cette activité, Bruno poursuit ses discussions avec Pierre, alors que Valentino fait parler sa puissance sur les rollers en partant à toute allure. Une première affiche suscite sa rage, il sort alors sa bombe de peinture et dessine une moustache d’Hitler sur la photo du dirigeant du Parti Pour la Liberté avant d’enchainer sur une croix gammée jusqu’à ce qu’il soit perturbé par une voix.

C’est la voix d’Allan, qui ne semble pas surpris de voir son camarade s’acharner de la sorte contre un symbole du mal suprême. Mais comme l’heure est à aborder une autre symbolique, Allan décide courageusement d’interroger son camarade sur ses nouvelles couleurs, est-il fier de se vendre de la sorte à un multimilliardaire, lui qui est si engagé ?

Valentino lui retourne la question. Allan serait-il fier d’être ouvertement méprisé alors qu’il a tout fait pour démontrer sa valeur ? Serait-il heureux de voir la structure qui l’a fait revivre se transformer en temple de la société de consommation ? Serait-il heureux d’être un tricheur et d’avoir poussé tout le monde à l’être aussi ? Serait-il heureux d’avoir servi de guide à un représentant du grand capital et à sa…

Valentino ne parvient pas à terminer sa phrase, puis se relance en disant qu’il connait déjà la réponse de son camarade. Mais que s’il accepte tout ça, c’est pour rendre de l’espoir à toute une ville, c’est pour donner une chance à ses amis, c’est pour améliorer le confort des écoliers. Il ne sait pas si la Révolution arrivera de son vivant, mais il sait que le projet de l’AS Sevran, c’est maintenant.

Allan supplie son camarade de ne pas se compromettre, lui contant l’histoire de la naissance du premier des capitalistes. Selon lui, Jésus était le premier communiste de l’Histoire, car il a partagé le pain, car il a refusé de joindre à un lynchage motivé par des pensées réactionnaires et car il voulait fonder une société basée sur la fraternité. En revanche, Judas est devenu le premier des capitalistes, le jour où il a été trop attiré par 30 pièces qui l’ont fait vendre Jésus, commettant la compromission irréparable.

Valentino regarde fixement son camarade et lui dit froidement qu’il est déiste, pas chrétien et lui tourne irrémédiablement le dos. Allan n’essaie pas de le retenir, affichant une mine défaite, il sait que cette lutte ne sera pas celle de son colossal camarade.
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