Fiction - Le syndrome de Sevran

Chapitre 21
Des mecs déraisonnables

Jeudi 10 septembre 2015

A l’approche d’élections départementales, les militants du Parti Pour la Liberté se décident à revenir coller leurs affiches à Sevran, une sous-exposition serait catastrophique pour eux. Vu que leur dernière excursion en ces terres hostiles s’est conclue par un affrontement avec les militants d’Alternative Antifasciste, les courageux défenseurs de la liberté de l’homme blanc hétérosexuel, riche, chrétien et conservateur, se décident à aller coller leurs affiches de nuit.

Alors que les militants s’apprêtent paisiblement à coller une affiche appelant au rétablissement de la peine de mort pour les seuls étrangers, ils sont soudainement alpagués par quatre personnes, perchées sur des rollers, revêtues de combinaisons intégrales de couleur différente, un espèce de monstre violet, un petit teigneux jaune, un gabarit moyen mais élancé rouge, et un grand fin blanc. Une sorte de Power Rangers en version antifasciste.

La technique se rapproche de celle de leurs proches cousins d’Alternative Antifasciste, un bon coup de barre de fer pour tout le monde, ça remet toujours les idées dans le bon sens. Cependant, notre force jaune des temps modernes est bien vite livré à un cas de conscience, il se refuse de se livrer à un acte aussi violent sur une militante de sexe féminin, la parité, c’est cool mais ça a ses limites.

Heureusement, le bon sens de force violette lui a dicté de prévoir un traitement spécifique pour les femmes, il sort donc une tondeuse de sa combinaison, on peut être antifasciste et respecter les traditions. Alors que la victime hurle après les premiers coups de tondeuse, force jaune suggère d’arrêter le châtiment, elle a eu son compte entre la dégradation de sa chevelure et le choc de voir ses amis KO.

Au contraire, force rouge réclame un maximum de violence, comme au Parti Pour la Liberté, ils pensent qu’une peine plus forte est nécessairement plus dissuasive, il est donc probable qu’un châtiment plus mémorable les dissuadera de l’ouvrir une fois de plus.

Finalement, la force des choses pousse au compromis, de peur que les hurlements rameutent du monde, force violette abandonne sa victime, le travail à moitié fait, et le quatuor fuit bien vite par les égoûts, la police ne risque pas d’avoir beaucoup d’éléments vu l’avance prise par nos pseudo-justiciers.

Après une traversée parfaite des égoûts, le quatuor se retrouve dans la cave du centre de formation de l’AS Sevran et défait ses combinaisons, outre Rachid, le jeune amateur de pétanque occupant un des studios du onzième étage, on distingue bien Bruno, Esteban et Valentino.

Il faut dire que depuis qu’ils aient écopé de suspensions allant de quatre à sept matchs, ils semblent quelque peu désœuvrés, et reportent leur volonté d’aider le club sur leur haine envers le Parti Pour la Liberté, qui ne fait certes pas grand chose pour être apprécié par la population sevranaise.

Vu que le lieu est normalement inoccupé à cette heure, les quatre hommes fêtent le succès de leur expédition punitive en s’enquillant une bouteille de porto gentiment ramenée par Bruno de son retour au pays pendant les vacances. Ils sont cependant vite interrompu par un “Les mecs, vous avez pas fini vos conneries ?”.

C’est Tomi, qui avait été alerté par le père de Valentino, inquiet de ne pas voir son fils rentrer de sa soirée FIFA-piment chez Gabriel, les joueurs ayant été autorisés à loger chez eux et non au centre de formation durant cette longue suspension. Privilège accordé sur insistance de monsieur Miyazaki qui a encore cédé à un caprice de sa fille.

La suite n’a pas été compliquée à deviner pour lui, il sait que la cave est un lieu de rassemblent populaire chez les jeunes joueurs comme elle est encore moins surveillée que la salle vidéo, ce qui en fait le repère parfait pour la consommation d’alcool. En revanche, il avoue être un peu plus surpris que ce lieu serve de base arrière pour des activités de toute évidence illégales.

Tomi essaie de donner de la puissance à son discours en secouant un des jeunes, mais malheureusement, mal réveillé, il essaie de secouer Valentino dont les 105 kilos ne sont pas franchement faciles à bouger et finit par se faire mal au poignet. Esteban va alors chercher quelques bandages et lui dit qu’il aurait mieux fait de le secouer lui, ou au pire Bruno.

En fait, les jeunes voulaient donner aux militants du Parti Pour la Liberté une bonne raison de se plaindre. A chaque fois que leur chef est inquiété pour une affaire de corruption, ils crient au complot, à chaque fois qu’un de leurs élus est épinglé pour une injure raciste, ils crient à la censure. Pour une fois qu’on leur donne une raison de se plaindre pour quelque chose d’objectivement vérifiable, c’est à dire un bon coup de barre de fer dans la gueule, ça devrait changer leur perception des priorités.

Manifestement, Tomi est sceptique devant l’impact moral de la chose et ne manque pas de rappeler que s’il comprend la tentation ressentie par ses jeunes amis, après tout qui n’a jamais eu envie de rouer de coups son tonton Henri après un discours raciste ? Ils sont jeunes, ils ont bien le droit de s’amuser, mais utiliser ce genre de méthodes, c’est quand même se rabaisser à leur niveau.

Toujours prolixe quand il s’agit de défendre ses méthodes, certes un peu plus proches de la mafia que d’un mouvement politique, Valentino rappelle la montée du Parti Pour la Liberté alors que tout le monde se l’est jouée digne, d’un niveau insignifiant il y a six ans, à 10 % de l’électorat, de quoi faire regretter le bon vieux temps où l’Union Patriotique Française était seule à l’extrême droite avec son leader sénile. Si la non-violence payait tant que ça, il n’y aurait pas de séquestrations de patrons, de taxis qui s’en prennent aux chauffeurs de véhicules de tourisme et surtout pas de bagnoles cramées après chaque bavure policière.

Tomi essaie alors de cerner les motivations des autres membres du groupe, mais sans surprise Bruno dit qu’il aime juste la baston, ce qui risque d’être un peu complexe pour une discussion philosophique. Esteban, quant à lui, voulait juste se mettre un peu au fait des merveilleuses coutumes locales, mais il est prêt à reporter sa violence sur des sujets moins sensibles tels que la martyrisation des joueurs les plus faibles de l’équipe, ce qui constitue une approche bien plus civilisée de la chose.

L’interprète, en bon amateur de lettres, se lance alors dans sa plus belle tirade pour tenter de convaincre les indécis et ce malgré l’heure tardive, “Un homme sage disait que l’homme raisonnable s’adapte au monde alors que l’homme déraisonnable s’obstine à essayer d’adapter le monde à lui-même. Tout progrès dépend donc de l’homme déraisonnable. Je sais que vous êtes des mecs déraisonnables et que vous voulez faire progresser la société, abandonnez la violence, parce qu’une société où elle a une quelconque valeur est une société d’inégalités”.

Malgré cette brillante démonstration, Tomi reste inquiet de la situation et ne manque pas d’en parler à monsieur Miyazaki et à quelques autres cadres du club le lendemain matin, Laura se montre alors étrangement très intéressée.

La directrice en communication remarque que le trio latin pourrait parfaitement coller à son plan de communication décalée, beaucoup d’utilisateurs de YouTube ont un attrait pour les vidéastes ayant tendance à s’énerver facilement, avec ces trois là, il devrait y avoir de quoi faire un bon lancement pour les chaines du club.

Monsieur Miyazaki essaie alors d’imaginer Bruno et Valentino en vidéastes spécialisés gaming, il ne pensait pas envisager une idée encore plus farfelue que tout ce que le club a traversé ces derniers mois. Cependant, il se dit que si tout tourne bien, il est entouré de génies incompris et que si ça tourne mal, tout le monde sera au moins bien amusé, le risque vaut donc le coup d’être pris et Laura est donc mandatée pour convaincre le trio de canaliser sa violence sur les webcams achetées à prix d’or par le service communication du club.

Laura décide alors de demander à Caroline de se charger de convaincre les garçons, elle les connait mieux qu’elle, mais la jeune apprentie panique un peu devant l’ampleur de la mission, elle ne s’entend pas particulièrement bien avec Bruno et elle peine encore un peu à voir Valentino jouer les clowns.

Malgré son stress plus qu’apparent, Caroline alpague le trio qui est alors en train de faire quelques menues emplettes au supermarché du coin. Elle n’était pas retournée sur les lieux depuis son humiliante expérience de février où elle avait terminé avec des habits en lambeaux, son stress est alors dédoublé par la crainte du fait qu’il y ait expédition punitive en cours.

Certes, Esteban a planqué deux boites de préservatifs dans le sac à main d’une vieille dame, mais dans la globalité, les jeunes ont décidé de faire leurs courses tranquillement, il le faut bien de temps en temps, les bouteilles de whisky ne se remplissent pas toutes seules.

Caroline s’approche si timidement que Bruno croit qu’elle va déclarer sa flamme à Esteban, mais il n’en est rien, elle leur explique la proposition de Laura en bafouillant toutes les trois secondes, trop effrayée d’échouer sur sa première tâche d’ampleur.

Cependant le temps est avec Caroline, un à deux mois de suspension, ça donne un peu de temps à perdre et peu d’opportunités d’atteindre immédiatement le haut de l’affiche. Rapidement, un accord est donc négocié, faire un peu de fric en tuant l’ennui, même s’il y a des questions d’honneur, tout le monde ici sait ce qu’est la valeur de l’argent. L’accord tourne autour d’une idée directrice, pas de censure, si Laura une idée folle, elle doit l’assumer jusqu’au bout.

Alors qu’Esteban et Valentino se dirigent vers le rayon des fruits et légumes pour préparer la prochaine soirée FIFA-piment, Bruno saisit Caroline en lui disant qu’elle devrait arrêter de donner l’impression de s’excuser à chaque fois qu’elle demande quelque chose, elle devrait oser, comme quand elle a voulu mesurer l’engin de Dimitri, après tout si l’équipe était bourrée de gens réfractaires au changement, on ne serait pas en train de construire l’équipe la plus déjantée de France.

Équipe qui joue d’ailleurs en ce vendredi soir le match de la réhabilitation à l’extérieur contre Le Havre, vu le climat tumultueux qui l’entoure ainsi que les absences de Gabriel et Konstantínos, inutile de dire qu’elle ne part pas avec les faveurs des pronostics.

Le 3-6-1 sauce Diaz reste à l’ordre du jour, le coach croit que quand ses nouveaux joueurs se seront faits à ce système, l’équipe sera difficile à arrêter. Forcément, les absents forcent à quelques ajustements, ainsi Louis n’est plus aligné sur le flanc gauche, mais en pointe pour remplacer Gabriel, alors que Pierre monte d’un cran pour remplacer Konstantínos à l’organisation du jeu sevranais.

Le reste de la formation se repose sur le même noyau que contre Valenciennes. Il est aussi à noter que Khalid a été promu de l’équipe réserve pour prendre place sur le banc, même s’il a été jusque là beaucoup trop fragile dans les matchs importants, le coach Diaz espère un délic moral rapide pour que Khalid justifie enfin la très belle réputation qui le suivait en équipe des moins de 19 ans.

Le début de match n’est pas forcément convaincant, le jeune Pierre n’est pas un milieu offensif de formation et cela se voit très bien, le milieu sevranais n’est pas aussi impérial que d’habitude et cela se ressent sur la possession du ballon, les havrais ont plus d’occasions nettes que tous les adversaires des sevranais réunis jusque là.

Mais cela a le mérite de ne pas installer la défense dans un faux rythme, Marc épaule parfaitement le trio défensif qui réussit d’ailleurs sa prestation la plus aboutie en ce début de match, les attaques havraises sont bien contenues, mais les sevranais n’ont pas la créativité nécessaire au milieu de terrain pour organiser de bons contres, et la combattivité de Gabriel manque pour faire vaciller les défenseurs adverses sur un jeu long.

A la 32e minute, les havrais s’offrent la plus grosse occasion de la première mi-temps sur une chevauchée plein centre après une erreur de placement d’Abdel, mais ce coup-ci, Alejandro remporte avec autorité son duel, envoyant le ballon en touche alors que l’audacieux attaquant adverse croyait pouvoir le dribbler.

Le terme de la première mi-temps vient ensuite assez vite, il y a assez peu d’occasions entre deux équipes au final plutôt peureuses. Mais il y a enfin de vraies satisfactions côté sevranais, la défense semble plus efficace quand elle est mieux impliquée, Alejandro a enfin été décisif et Marc est particulièrement précieux dans le repli défensif dans cette configuration plus passive. En revanche, Pierre est inexistant et Louis a bien du mal à faire oublier l’absence de Gabriel, n’ayant pas le même impact à la lutte pour saisir les rares ballons qui lui sont adressés.

Le coach Diaz a appris une leçon des précédents matchs, Mateo fatigue très vite en ce moment, et ce n’est pas sa prestation en première mi-temps qui le rend indispensable, par conséquent Khalid va jouer ses 45 premières minutes en championnat de la saison et apporter un peu de fraicheur au secteur offensif sevranais.

Le début de deuxième mi-temps est havrais, les joueurs normands sont désormais persuadés que jouer trop bas n’est pas utile vu les difficultés du milieu sevranais et sont de moins en moins timides. Un bon centre aurait pu lancer idéalement la mi-temps pour eux, mais Alejandro est monté plus haut que les attaquants locaux, puis c’est un coup franc qui passe 50 centimètres trop haut.

Côté servanais, cela reste laborieux, mais Louis se distingue enfin sur un ballon long de Marc, le guépard de Sevran parvient enfin à semer ses cerbères, mais son tir passe quelques centimètres à gauche des montants havrais.

Les locaux ripostent immédiatement sur un dégagement rapide, face à une défense dégarnie, les deux attaquants locaux réussissent un superbe une-deux, mais au moment de conclure, Alejandro arrive à effleurer le ballon et à l’envoyer sur son poteau, affirmant enfin son statut de patron de la formation sevranaise.

A la 68e minute, Pierre parvient enfin à déborder la défense havraise, de peur d’un retour, il remet vite le ballon en retrait, c’est Khalid qui est sur sa trajectoire, le milieu franco-algérien n’hésite pas et reprend de volée le ballon, le gardien ne peut l’anticiper et celui-ci heurte le dessous de la barre transversale avant de rebondir sur la ligne.

Il y a quelques instants de flottement avant que l’arbitre assistant ne se dirige vers le centre du terrain, indiquant par conséquent à l’arbitre central d’accorder ce but, malgré les protestations des locaux. But probablement accordé à juste titre si on en croit les ralentis, le ballon semblant avoir dépassé la ligne de quelques centimètres.

Khalid peut exulter, jusque là en délicatesse dès que le coach Diaz était sur son dos, il offre l’avantage à son équipe sur sa première tentative du soir. Il pense enlever son maillot, mais il sait que le coach a horreur des cartons jaunes pris pour rien, il décide donc de faire preuve d’originalité et baisse son short pour célébrer son but, révélant un superbe boxer aux couleurs du club, s’en suit une épique traversée du terrain, short aux chevilles, devant des arbitres qui ne savent pas s’il faut sortir le carton jaune vu la rareté du cas.

Le jeu reprend, et les havrais tentent le tout pour le tout, empilant les attaquants et s’offrant quelques opportunités, malheureusement pour eux, rarement franches, Alejandro n’étant pas vraiment mis en difficulté.

Les sevranais ont alors tout loisir de lancer des contres, et Louis est enfin libre d’exprimer sa pointe de vitesse, même s’il est d’accoutumée moins souverain en fin de rencontre, à la 80e minute, sur un très long dégagement d’Alexey, Louis grille tous les défenseurs adverses et se retrouve seul face au portier adverse, celui-ci anticipe mal la direction prise par le très rapide attaquant franco-gabonais et accroche sa jambe au lieu du ballon.

L’arbitre se précipite alors sur les lieux de la faute, et le verdict est sans appel, coup franc bien placé et carton rouge. Les derniers espoirs des havrais s’envolent quelques secondes plus tard, Pierre initie une combinaison mal anticipée par la défense adverse et décale Marc qui dispose d’une excellente position de tir et envoie avec un grand sang-froid le ballon dans les filets adverses, doublant ainsi la mise.

Les havrais abdiquent et la fin de match est bien vite atteinte. Les soucis du club sont loin d’être éteints, mais entre la première victoire, qui plus est à l’extérieur, la sortie de la zone rouge et le déclic psychologique de Khalid, il y a de quoi entendre un peu moins parler de la crise.
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