Fiction - Le syndrome de Sevran

Chapitre 24
La gueule du cadeau

Samedi 14 novembre 2015

“On a besoin de ta magie, tu rentres !”, cela faisait plus de deux mois que Gabriel attendait que la coach Diaz lui dise ces mots, depuis cette soirée horrible passée contre Valenciennes où la seule chose qui s’est brisée plus brutalement que son orteil fut la solidité d’une défense sevranaise totalement submergée. Mais vu les circonstances, il ne sait pas s’il doit se réjouir de son retour ou de se méfier de la gueule du cadeau.

Il faut dire que pendant ces deux mois, l’équipe s’est trouvée une nouvelle forme d’harmonie sans lui. Au fond du trou après l’humiliation contre les nordistes, la formation servranaise semble avoir réglé beaucoup de ses problèmes lors des dernières semaines, les victoires sont courtes mais elles sont là, la défense bénéficiant d’une plus grande implication de Marc, qui est presque devenu un quatrième défenseur dans cette nouvelle organisation.


L’équipe est désormais cinquième au championnat, à quatre points de la deuxième place, la promotion ne semble plus être un rêve lointain. Seules quelques mauvaises langues ne partagent pas l’enthousiasme général, comme par exemple Valentino, Esteban et Bruno qui se sont décidés à tourner leurs vidéos pendant les matchs, comme les 1-0 moisis, ce sont tous les mêmes.

Le statut de Gabriel comme star de l’effectif semble même remis en cause, il faut dire que Louis a été très solide sous le maillot bleu, cinq buts en trois matchs qualificatifs pour l’Euro des moins de 19 ans, même si les adversaires ne faisaient pas franchement rêver, ça a bien lancé psychologiquement le guépard de Sevran. Ce tremplin semble l’avoir transformé et tout semble lui réussir depuis un mois, il a d’ailleurs inscrit le but de la victoire à cinq minutes de la fin lors du déplacement sur le terrain du Paris FC, il y a une semaine.

Dans de telles circonstances, le coach Diaz n’a pas voulu précipiter le retour de Gabriel, même s’il se sent prêt depuis deux bonnes semaines, tout ce qu’il a obtenu c’est une mi-temps jouée avec la réserve et cette place de remplaçant pour l’entrée du club en Coupe de France sur le terrain des amateurs de Saint Malo.

Dans de telles circonstances, il faut pour lui se montrer particulièrement féroce sur sa première prestation de retour de blessures pour justifier de mettre à mal cet équilibre trouvé sans lui. Mais aujourd’hui, pas grand monde n’a le cœur à jouer.

Comme beaucoup de gens, il l’a entendue en regardant le match à la télévision cette explosion. Comme beaucoup de gens, il a eu peur pour un proche qui était à Paris.

Même une fois rassuré sur la santé de ses proches, il a eu du mal à trouver le sommeil, il sait qu’en tant que personne convertie à l’islam, il va passer de sales moments dans les mois à venir, à voir la haine ressurgir par la faute de personnes qu’il voit comme des traitres, à voir ces ordures du Parti Pour la Liberté favoriser cette haine pour arracher le vote de quelques paumés dans un village de Moselle qui n’ont vu des immigrés qu’à la télévision.

Du coup, il a passé la nuit au téléphone avec Valentino qui était au moins aussi secoué que lui. Cet attentat, c’est encore pire que Charlie Hebdo, on passe de l’attaque de cibles symboliques à des attaques totalement aveugles. Le seul avantage, c’est qu’on trouvera moins d’idiots pour tenter de justifier ça, mais malheureusement, en toutes circonstances, un idiot reste la chose la plus aisée à trouver sur terre.

Au téléphone, ils ont longuement discuté de leur espoir que personne de la cité ne soit impliqué. Cette cité, c’est un terreau fertile pour créer des personnes en état de détresse, de la misère à perte de vue, un dialogue avec la police totalement rompu, la ghettoïsation qui favorise la montée du communautarisme, une domination de l’idéologie viriliste qui pousse chacun à masquer ses faiblesses, mais aussi un sentiment de crise identitaire chez certains.

Rejetés à la fois en France par une opinion de plus en plus tentée par l’intolérance et dans le pays d’origine de leurs ancêtres où ils sont vite vus comme des parvenus, ils tentent de s’identifier à autre chose, et quand c’est la religion, ça part vite en concours de celui qui fera la plus grosse provocation.

Si ce marqueur identitaire manquant c’était l’équipe de football, tout serait plus simple pour tout le monde, même si ce n’est qu’une unité de façade, cela peut faire gagner un peu de temps si précieux à certains jeunes, un temps qui peut changer leur vie. Pour certaines équipes, gagner est un rêve, pour d’autres un devoir vu les sommes investies, pour celle-ci, cela pourrait vite devenir une mission.

Au petit matin, les entraineurs respectifs des deux joueurs ont bien vu qu’ils ne sont manifestement pas en forme pour jouer, du côté de l’équipe des moins de 19 ans, c’est relativement simple, à domicile, il n’est pas compliqué d’appeler un autre jeune joueur en urgence, mais du côté du coach Diaz, il n’y a pas vraiment de possibilité de faire venir un autre attaquant remplaçant, déjà que ceux-ci sont une denrée rare, du coup Gabriel reste mobilisé, en espérant que l’on n’ait pas besoin de lui.

Hélas, Gabriel est loin d’être le seul à ne pas être dans son assiette, beaucoup de joueurs sont encore sous le choc de la veille, si Louis a marqué son but habituel, la défense est dans un jour sombre, et un pénalty obtenu a cinq minutes de la fin a permis aux bretons de faire basculer la partie en leur faveur, menant sur le score de deux buts à un.

En désespoir de cause, le coach Diaz fait sortir un de ses milieux défensifs pour laisser la place à Gabriel, il était difficile de concevoir un moment plus délicat pour relancer la machine, mais pourtant voilà Gabriel à nouveau au sein de l’équipe première de l’AS Sevran.

Konstantínos, armé de sa rage habituelle, semble être le seul joueur à échappe à l’apathie généralisée, même Louis semble terrassé par la fatigue depuis le retour des vestiaires, sur une course rageuse à l’orée du temps additionnel, il parvient à obtenir un corner qu’il se décide à frapper lui-même. Désespéré des faibles résultats obtenus par ses tentatives en direction de Louis et Khalid, il se décide à tenter le pari d’envoyer le ballon sur Gabriel.

Connaissant bien son coéquipier, Gabriel se doutait qu’il serait la cible au premier corner venu, il jette ses maigres forces pour sauter bien plus haut que ses cerbères et place une tête puissante, le ballon heurte le montant gauche avant de repartir vers le centre du but, le gardien le maitrise alors, croyant avoir réalisé l’arrêt décisif.

Mais l’arbitre assistant ne le voit pas de cet oeil là, il se dirige vers le centre du terrain, indiquant que le ballon a franchi la ligne avant d’être contrôlé. L’arbitre central valide le but malgré les protestations bretonnes, les deux équipes iront en prolongations.

Lors de ces deux périodes supplémentaires, les deux équipes semblent proches d’être KO debout, Gabriel aimerait tant que Valentino soit là dans de telles circonstances, histoire qu’il en achève deux ou trois comme au bon vieux temps des équipes de jeunes, mais force est de constater que les sevranais n’ont pas l’avantage physique en ce jour.

Konstantínos a bien compris le danger et se replie tant bien que mal pour parer aux carences affichées par sa défense, la stratégie est claire, espérer qu’Alejandro sauve la mise pour tout le monde lors de la séance de tirs au but. Un coup franc de dernière seconde envoyé au-dessus des cages, et tout le monde peut se préparer à la séance fatidique.

Les sevranais ont la chance de tirer les premiers, Konstantínos, en tant que joueur le plus à l’aise sur cette partie, est désigné pour ouvrir les hostilités, en espérant que ce soit de nature à encourager les autres. L’ailier grec remplit sa part du contrat d’une frappe puissante à raz du poteau droit.

Son confrère breton en faisant de même, le score est à égalité quand Alexey se présente pour tirer le deuxième tir au but, une frappe puissante au centre sans délicatesse, mais très efficace, le gardien adverse avait anticipé un tir à droite. Le tireur breton aurait quant à lui, peut-être mieux fait de l’imiter, sa molle frappe à gauche n’a pas été un obstacle pour Alejandro, et l’AS Sevran prend la tête.

Louis est le troisième tireur, et il confirme son statut d’homme du moment d’une belle frappe dans la lucarne gauche, le tireur adverse efface lui aussi cet obstacle. Vient ensuite le tour d’Hugo, mais celui-ci déçoit une fois de plus au moment décisif en envoyant le ballon au dessus de la barre transversale. Les locaux ont alors l’occasion d’égaliser, mais Alejandro réalise un superbe numéro d’intox en se décalant sur le côté droit, n’osant pas tirer du côté ouvert, le tireur lui fait une véritable offrande qu’il ne loue pas.

Offrande qui met Gabriel en position de sceller ce match et de montrer que fatigue ou pas, il n’est pas le grand espoir de ce club pour rien. Une course d’élan très courte et un ballon qui frise le poteau gauche plus tard, il est noyé sous une marée de coéquipiers reconnaissants, la Coupe de France continue pour l’AS Sevran.

Certains amateurs de sports ont tendance à dire que les champions français n’ont pas une grande force mentale, si cela était vrai, il faudrait d’urgence faire subir un test ADN à Gabriel, les défaillances mentales, ce n’est pas trop son truc.

Même si ce fut contre un adversaire des plus modestes, l’équipe aurait été ravie de célébrer ce maigre moment de réconfort de retour à la cité, malheureusement, le peu de joie qu’ils avaient est cassé par le père de Khalid qui l’informe que sa soeur Sabrina est à l’hôpital des suites d’une agression à caractère manifestement raciste.

De retour de l’hôpital, Khalid explique ce qu’il s’est passé à ses amis les plus proches, alors que Gabriel débute vite une prière pour le rétablissement de Sabrina; Bruno suggère immédiatement à Valentino de réactiver les Power Rangers antifascistes. Après un quinzième de seconde de réflexion et un “Pardon tonton Tomi, mais c’était trop tentant” chuchoté, Valentino félicite Bruno pour sa lumineuse idée et convie tout le monde dans les sous-sols du centre de formation le soir même.

La nuit tombée, le plan est expliqué, l’agresseur de Sabrina devrait logiquement sortir de garde à vue libre en attendant son audience où il prendra très probablement quatre mois avec sursis. Ils savent aussi grâce aux informations données par le petit frère de Louis que la fille de l’agresseur va faire du judo tous les jeudis après le collège.

Le plan est de faire croire à leur proie qu’ils tiennent sa fille en otage, alors qu’elle est en réalité à son entrainement, pour l’attirer dans un entrepôt désaffecté qui a le mérite d’être très proche des égouts et éloigné de la foule. Une fois dans le piège, ce sera selon la créativité de nos vaillants héros, mais à six contre un, l’autre devrait bien manger.

Khalid, Gabriel et Louis acceptant bien vite de participer à cette petite expédition punitive, il n’y a plus qu’à choisir la couleur de leurs combinaisons, un morceau de leur personnalité. Valentino avait déjà choisi le violet car c’est la couleur de la mort en Italie, chose qui lui convient parfaitement vu ce qu’il pense de ses cibles, Bruno a choisi le rouge comme le sang et Esteban le jaune car c’est très voyant, parfait pour provoquer les poulets.

Khalid souhaite se vêtir de vert, la couleur traditionnelle de l’Islam, Gabriel choisit le bleu en référence à l’ambition commune qu’il pense partager avec ses amis et Louis une teinte de jaune plus sombre qu’Esteban en référence à son surnom de guépard.

Alors que Bruno s’apprêtait à contacter l’ami qui leur fournit les combinaisons, les six compères sont interrompus par une voix féminine, c’est Caroline qui les espionne depuis une heure et qui voudrait les rejoindre. En tant qu’amie de Sabrina, elle voudrait donner quelques coups à l’infâme.

Après de longues hésitations, les garçons se disent qu’inclure une femme pourrait être une bonne idée, ce sera plus humiliant pour leurs victimes vu l’esprit viriliste qui règne dans le coin, mais ils posent deux conditions. La première étant que Caroline s’engage à suivre une formation accélérée en rollers, comme ça reste le principe du groupe, et la deuxième étant qu’elle accepte la couleur rose malgré ses idées progressistes, il faut bien que la victime se rende compte qu’elle va se faire écraser la gueule par une femme.

Le jeudi, tout ce petit monde se prépare pour les festivités du soir, une fois la fille de la cible sortie du collège, Louis modifie sa voix et s’empare du téléphone spécialement acheté pour cette occasion pour dire à la cible qu’ils tiennent sa fille et qu’ils n’hésiteront pas à lui broyer les deux bras s’il n’est pas dans l’entrepôt dans trente minutes afin d’écouter leurs revendications pour sa libération.

Quelque peu stupide, la cible ne prend pas soin de vérifier si sa fille est bel et bien disparue et fonce vers ledit lieu. Force verte bondit alors sur lui pour lui coller un bon uppercut pour le mettre au sol, et c’est dans la bonne humeur que tout ce petit monde se relaie pour donner quelques coups de pied à l’infâme.

Alors que force rose s’apprête à attacher sa victime à un poteau, force violette déboule avec une barre de fer, arguant que la cible n’a pas encore eu son compte. Au troisième coup, force bleue et force guépard unissent leur force pour empêcher leur ami d’en mettre plus au prétexte qu’il risquerait de tuer sa cible. Force violette leur demande alors s’il leur manquerait tant que ça, mais force guépard trouve les mots justes en lui disant “Lui non, mais toi si, lâche ça”.

Force violette ne peut s’empêcher de donner un ultime coup de pied au visage de sa cible tout en lui disant que la prochaine fois, il kidnappera vraiment sa fille. Outrée la victime tente de se rebeller, mais force rose détend l’atmosphère en le forçant à sucer langoureusement des merguez sous les rires de toute l’assistance, force violette excepté.

Il est alors l’heure de se séparer, la victime est attachée au poteau et force jaune dit à son collègue le plus nerveux qu’avec ce qu’il a mangé, ça l’étonnerait qu’il recommence. La troupe se dirige donc toute guillerette vers les égouts pour rejoindre sa planque.

Mais alors qu’ils émergent, ils remarquent que Tomi est déjà sur les lieux. Après les avoir applaudi ironiquement il remarque qu’il était venu pour travailler comme traducteur et qu’il se retrouve à faire l’éducateur pour des ados casse-cou. Force guépard ne trouve alors rien de mieux à dire que “Demande une augmentation à monsieur Miyazaki”.
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