Fiction - Le syndrome de Sevran

Chapitre 29
Deux familles

Jeudi 10 mars 2016

Si en coulisses, certains s’imaginent bien scalper le coach Diaz au plus vite, la réalité des terrains semble plutôt favorable à l’entraineur espagnol et à ses troupes à l’approche du printemps.

Le choix de reposer les troupes en Coupe de France ne s’était pourtant pas montré payant avec un match nul contre Evian sur le score de 3 buts partout, avec une égalisation sur pénalty à la dernière seconde des visiteurs qui a rappelé les heures sombres du début de saison. Pour noircir un peu plus le tableau, Mateo s’est fait exclure en fin de match, ayant mal digéré qu’un de ses adversaires se moque de sa petite taille.

Mais la suite des évènements s’est montrée plus réjouissante, tout d’abord, lors du déplacement à Brest, les sevranais sont sortis vainqueurs d’un match fermé et tendu grâce à une frappe de loin de Marc qui a enfin retrouvé sa cape de sauveur à l’heure de jeu. Puis, ce fut au tour de Gabriel d’endosser ce costume, auteur d’un doublé en deuxième mi-temps contre Nîmes, les deux seuls buts du match.

Malgré un accroc lors du dernier match contre Nancy, 2e du championnat, en grande partie causé par l’exclusion précoce d’Alexey suite à un tacle de boucher-charcutier que même Bruno a trouvé maladroit, les sevranais sont désormais troisièmes au classement, en position d’accrocher ce fameux barrage de montée en Ligue 1.

Ce bon classement a logiquement attiré les projecteurs sur les jeunes pousses sevranaises, et le staff s’attend à ce que quelques courriels de convocation de joueurs par l’équipe de France des moins de 19 ans arrivent, ce qui serait une bonne chose pour ne pas que Louis se sente trop seul.

Esteban, lui, est très heureux de se sentir seul, suite à quelques blessures, il a été appelé en équipe d’Espagne de la même catégorie d’âge. Peu de chances de jouer vu ses débuts assez moyens sous la tunique noire sevranaise, mais toujours une bonne expérience à prendre pour la suite.

Sans surprise, le premier à célébrer sa convocation est Louis, c’était attendu comme il était déjà là fin 2015 et comme chacun savait qu’il serait le plus rapide à dévaler les escaliers pour annoncer la bonne nouvelle à son père. Quelques instants plus tard, Gabriel le rejoint, là aussi, ce n’est pas une surprise, on parlait déjà de lui l’an dernier, et seule sa blessure a contrarié une arrivée rapide dans ce groupe.

Rapidement, le duo se demande si Khalid a été également retenu, après tout, il commence à creuser son trou dans l’effectif sevranais et la fédération est parfois en manque de joueurs techniques. L’attente est longue, interminable même, Khalid ne sort pas de sa chambre.

Il y a anguille sous roche, et Louis se décide à vérifier les choses par lui-même. Il voit Khalid se tenir la tête à deux mains devant son écran d’ordinateur qui affiche pourtant le même message que celui reçu par Gabriel et lui-même.

Khalid se lament de devoir faire un choix qu’il n’aurait souhaité ne jamais avoir à faire. Il aurait préféré être un joueur trop moyen et que la fédération française ne s’intéresse jamais à lui pour ne pas avoir à choisir entre ses deux familles.

D’un côté, il est tellement attaché à ses amis qu’il les voit comme ses frères, porter le même maillot qu’eux dans les joutes internationales, ce serait une suite logique.

Il ne peut pas s’empêcher de penser aux parties de foot qu’il a jouées dans la cour de récréation avec Louis dès l’école élémentaire, s’il y a une certaine rivalité entre maghrébins et noirs dans la cité, surtout quand la Coupe d’Afrique des Nations s’approche, Louis est juste trop sympathique pour se faire des ennemis.

Un professeur de collège qui avait certes la punition un peu trop facile l’a appris à ses dépends quand toute sa classe s’est rebellée contre lui suite à un châtiment jugé injuste à l’initiative du pourtant réservé Khalid. Ce malheureux enseignant se souviendra toute sa carrière d’avoir eu une classe toute entière dansant le hip-hop sur les tables, par clin d’œil à leur camarade fervent amateur de ce genre de danses.

Gabriel est arrivé à peu près à ce moment là, et est vite devenu l’un des principaux compagnons de prière de Khalid. Il faut dire qu’en tant que converti très récent, Gabriel se montre parfois très zélé, sauf sur la bibine bien entendu. Mais bien plus que la religion, ce qui a soudé Gabriel aux autres, c’est bien le football, dans les diverses catégories des jeunes, les entraineurs se sont sentis bénis d’avoir à leur disposition un trio disposant d’une telle puissance et parmi ce trio, c’est bien lui qui s’est toujours dégagé, son sang-froid de buteur et son excellente vision du jeu a causé bien des raclées.

Hors du terrain, le Gabriel de l’époque était bien plus effacé que l’actuel, il y avait certes déjà quelques tentatives de drague, un peu moins efficaces qu’elles ne le sont depuis son entrée au lycée, mais il passait le clair de son temps à discuter avec Khalid pour refaire un peu le monde, imaginant par exemple un collège où on enseignerait le hip-hop et les techniques de combat, choses bien plus utiles que les mathématiques et la biologie à Sevran, et la scène du rap local au passage. L’exubérance, c’était plutôt la spécialité de Louis.

De l’autre côté, il y a sa famille biologique, qu’il aime tellement qu’il a refusé l’offre d’un recruteur de Montpellier quand l’AS Sevran ne pesait pas bien lourd, préférant rester aux côtés de sa mère à la santé chancelante. Il sait que son grand-père a combattu aux côtés du FLN, ce serait dur de l’ignorer, il en parle à chaque repas de famille.

Il sait que ce ne ferait pas forcément plaisir à une bonne partie de sa famille de le voir porter les couleurs de l’ex-colonisateur. Il n’est pas franchement le premier dans ce cas, beaucoup de jeunes comme lui se sentent égarés, incapables de totalement s’identifier à l’ancien ennemi d’armes de leurs ancêtres, mais vu comme des parvenus sur la terre de ceux-ci.

Il pourrait comme tant d’autres se servir des équipes de jeunes comme un tremplin puis reporter sa décision à dans quelques années, quand tout aura plus muri dans sa tête, mais Khalid n’aime pas l’hypocrisie, s’il doit endosser le maillot bleu un jour, c’est qu’il est disposé à l’embrasser pour toujours. Suivre ses rêves ou son héritage familial, lourd dilemme pour un jeune homme.

Louis propose un déjeuner chez Abdullah, il faudrait éviter que Khalid s’épuise à faire travailler ses méninges, alors autant lui donner des réserves. Une fois Louis, Gabriel et Khalid installés à table, leur conversation est vite interrompue par Caroline et Laura qui ont décidé de prendre leur pause déjeuner au même endroit, principalement parce qu’elles n’avaient pas envie d’user leurs chaussures neuves.

Forcément, Laura qui a du jongler entre deux cultures pendant toute son enfance est particulièrement attentive au récit de Khalid, le fait qu’elle ait vite été sur-diplômée et valorisée en tant que conseillère en communication l’a beaucoup aidée à ne pas à avoir traverser une interrogation identitaire sérieuse, la réussite pousse souvent plus du côté de la terre d’adoption que de celle des racines.

Caroline est aussi de bon conseil, se souvenant d’une nuit agitée il y a quelques semaines, elle ne peut que recommander à Khalid de faire ce qui l’amuse le plus, quelle que soit la décision qu’il prendra, il y aura des heureux et des déçus, autant penser à soi pour une fois.

Khalid est sorti de ses songes par une course-poursuite dans le restaurant, en effet, Abdullah tente de chasser MC 20 centimes de son établissement après qu’il ait cru bon d’entamer quelques couplets en attendant que l’on lui serve son kebab, après avoir souri pour la première fois de la journée, il ferme ses yeux et espère fort un signe du destin pour l’aider.

Forcément à la maison, il n’y a pas un tel unanimisme. Si sa mère est franchement d’avis à ne pas franchir la ligne bleue pour ne pas nuire à la réputation de la famille, sa sœur Sabrina se souvient de l’enfance de Khalid, ce n’est pas devant des matchs de l’Algérie qu’il a vécu ses premières émotions sportives, en revanche c’est bien avec Gabriel et Louis qu’il a conquis la Coupe Gambardella, c’est bien avec sa clique sevranaise qu’il a procédé à l’opération visant à venger son agression il y a quatre mois. En refusant d’écouter son instinct, on peut perdre très cher.

Le lendemain matin, on trouve enfin Khalid souriant. Il a pris sa décision et par la même occasion son billet d’avion pour participer à ces matchs en Serbie. Ce qui l’a convaincu la nuit précédente, c’est un rêve étrange, il voyait Gabriel vêtu d’un maillot bleu l’air extrêmement concentré, à l’autre bout du tunnel, il voit le terrain, et surtout des tribunes à perte de vue, mais presque vides. Il remarquait aussi le climat, une pluie violente qui semblait étrangement réjouir Gabriel qui disait “Il n’y a que comme ça qu’on peut les avoir”, sans savoir de qui il parlait.

Ces instants de flou quasi-mystique l’ont convaincu, Khalid est très croyant bien qu’il ne fasse pas dans le zèle comme le fait parfois Gabriel, mais il est persuadé d’une chose, c’est qu’on ne peut pas désobéir au destin.

Deux semaines plus tard, l’AS Sevran est toujours en 3e place, la victoire à Clermont-Ferrand avec des buts de Louis et Khalid a d’ailleurs été particulièrement bienvenue, rien de tel qu’un bon réconfort moral juste avant ces trois joutes en terre serbe.

Le premier match, contre le Monténégro a été pénible, les jeunes sevranais ont assez mal récupéré du peu de repos entre leur coup d’éclat auvergnat et cette première rencontre, au plus grand désespoir du coach qui espérait de grandes choses de l’alchimie entre les trois. Heureusement, ce manque de forme n’a pas totalement entamé les capacités de Khalid sur coup de pied arrêté, et Romain Bakar, le taulier de la défense tricolore a victorieusement repris de la tête un de ses corners à l’heure de jeu pour le seul but de la rencontre.

C’est lors du deuxième match qu’on a vu la véritable force de frappe du trio, contre des danois totalement à la dérive. Après un quart d’heure de jeu, il y avait déjà 2 buts inscrits par Gabriel et Louis. Tout d’abord, Gabriel, toujours bien placé, a subtilisé un ballon mal dégagé par la défense nordique pour s’offrir un but facile, mais plein de valeur pour lui, le premier en bleu. Ensuite, Louis a bénéficié de la magnanimité de son coéquipier, qui plutôt que tenter un duel contre un gardien déjà mal en point mentalement, a préféré assurer le coup en lui faisant une très classique mais si efficace remise en retrait.

Forts de cet avantage, les jeunes français ont ensuite opéré par contres, ainsi il n’y aura eu aucune opposition au tir de loin de Khalid peu après la pause, pour le 3-0, le meneur de jeu s’est ensuite muté en passeur décisif pour l’attaquant remplaçant, le coach ayant décidé d’économiser Gabriel pour le dernier match, parfaitement lancé sur ce ballon mis en profondeur.

Ce net succès met les jeunes tricolores en posture favorable avant leur ultime match contre les hôtes serbes, un résultat nul leur suffit pour prendre la première place du groupe, et par conséquent le seul ticket pour le championnat d’Europe des moins de 19 ans qui se déroulera cet été en Allemagne.

En temps normal, une ambiance serbe, c’est quelque chose qui inspire la crainte de tous, même des plus durs, des tribunes ultra-chaudes, le sentiment d’étouffement, tout peut arriver. Mais là, on parle d’un match de jeunes, qui plus est disputé en semaine à 14 h 30. On est donc plus proches de Casimir que de Saw sur l’échelle de la trouille.

Mais même sans ça, on sent les jeunes serbes légèrement supérieurs en début de match, le fait de ne pas avoir voyagé pèse alors que l’on dispute le troisième match en six jours. Mais heureusement pour les bleuets, Romain Bakar sauve sur la ligne une tête à bout portant qui aurait pu donner le dessus au locaux dès la cinquième minute. Le reste de la supériorité serbe n’aboutira qu’à quelques frappes qui ont plus ressemblé à des offrandes au portier français qu’à des menaces sérieuses.

Passé la vaguelette des vingt premières minutes, les bleuets se décident enfin à passer aux choses sérieuses. D’abord un une-deux entre Louis et Gabriel, mal récompensé d’une frappe sur la transversale, ensuite une frappe de loin de Khalid déviée in extremis en corner, puis sur le corner en question, une tête de Gabriel qui passe de peu à côté, c’est l’alerte rouge sur le but serbe.

A quatre minutes de la mi-temps, l’alerte vire au cramoisi, Gabriel récupère un ballon au milieu de terrain après une timide excursion serbe, il se défait consécutivement de trois de ses gardes sur des gestes démontrant une technique et une force hors du commun avant de dribbler le portier des locaux et de pousser tranquillement le ballon dans le but vide. Si le collectif a rondement fonctionné, il aura fallu un exploit individuel pour déverrouiller la situation.

Ce score établi, le coach recommande de baisser le tempo. En temps normal, Gabriel et Louis auraient été tentés de désobéir, mais ils savent que leur forme n’est pas si optimale que leur premier acte aurait pu laisser le croire et s’économisent pendant que le taulier de la défense transforme la surface bleue en une véritable zone interdite.

Les minutes s’égrènent lentement mais sûrement, les serbes multipliant des tentatives de loin désespérées, au milieu d’une forêt de joueurs, on semble même plus proches du 2-0 que du 1-1 sur des contres bien menés par Khalid, mais malheureusement Louis manifeste quelques signes de fatigue et n’est pas aussi tranchant qu’attendu à la conclusion.

En revanche Gabriel reste dangereux, peu après l’heure de jeu, il trompe toute la défense serbe sur une accélération fabuleuse, le portier adverse n’a pas d’autre choix que de tenter de saisir le ballon à la régulière, mais tout ce qu’il parvient à prendre, c’est la jambe droite de Gabriel qui s’effondre à trois mètres de la surface. Le but est sauvé, mais la Serbie est dans un sacré pétrin, l’arbitre exclut logiquement le gardien.

Il n’y a alors plus qu’à gérer tranquillement la fin de match pour les visiteurs, il faut deux buts pour être éliminés alors qu’ils sont en supériorité numérique et ont démontré une aisance défensive particulièrement nette. Les rares tentatives désespérées sont systématiquement loin du cadre, et c’est logiquement que les français obtiennent un troisième succès en trois matchs. Mission accomplie, Louis, Khalid et Gabriel rentreront à Sevran la tête haute.

On ne peut pas en dire autant d’Esteban, qui n’a joué qu’un quart d’heure à la fin du match décisif contre l’Angleterre alors que son équipe était déjà menée 2-0, il n’a jamais su imposer sa pointe de vitesse et n’aura donc pas eu la moindre opportunité de tir, le choc tant rêvé entre sa vélocité et celle de Louis attendra.

De retour à Sevran, les jeunes décident de varier un peu et célèbrent leur succès dans un bar de quartier, comme le dit Louis, il faut bien préparer le déplacement en Allemagne au mois de juin.
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