Fiction - Le syndrome de Sevran

Chapitre 22
Des dents roses fluo

Mercredi 16 septembre 2015

Le grand jour est arrivé pour Laura, son trio de clowns va tourner sa première vidéo, première étape de son plan de communication. Il n’y a pas eu grand débat pour le choix de la première vidéo, Esteban a immédiatement suggéré une vidéo FIFA-piment, ça ne décolle pas trop de l’image du sport et tout le monde sera plus à l’aise avec un domaine connu, ce n’est pas comme si on demandait à mettre l’énorme carcasse de Valentino sur Dance Dance Revolution.

Inutile de dire que Caroline est un peu stressée, mais Valentino la rassure immédiatement, ils ont eu une heure de cours de communication toutes les deux semaines en terminale, tout le monde sera à l’aise, enfin normalement. Bruno est également stressé, mais plus à cause des piments que de la caméra.

Le stress des deux femmes explose lorsque Gabriel arrivé, jonché sur ses béquilles, lui aussi s’ennuie un peu quand il n’a pas de séance de kiné avec la norvégienne, alors quand il a entendu Valentino parler de FIFA-piment, il n’a pas hésité une seule seconde à proposer ses services. Que va t-on dire d’un joueur qui fait l’idiot sur internet en pleine convalescence ? Esteban proteste : “Vous voulez une image décalée ou pas ?”.

Le tournage peut alors débuter, Valentino essaie d’expliquer les règles de FIFA-piment étant donné que les utilisateurs de Youtube ne connaissent sans doute pas tous les raffinements de ce jeu si subtil, mais il bafouille toutes les trois secondes, Caroline ne peut alors pas s’empêcher de repenser au fait que Valentino séchait toujours les cours de communication au lycée.

Laura suggère alors que ce soit Gabriel qui fasse l’entame, il est plus habitué aux caméras étant donné qu’il est dans l’équipe première, les autres se lâcheront plus une fois dans leur élément naturel.

C’est donc le buteur de l’AS Sevran qui présente ses camarades, on sent bien que les cerveaux de Bruno et Valentino sont à la limite d’exploser quand Gabriel est contraint par la réalité de rappeler qu’ils sont membres de l’équipe des moins de 19 ans, mais ils retrouvent leur calme pour l’explication des règles, qui sont fort simples, un but pris, c’est un piment hot thaï à avaler. Des règles dignes du bon temps de Michaël Youn, mais il vaut mieux ne pas le dire à Gabriel pour des raisons évidentes.

Dès le premier match, on sent toute la ferveur des traditionnelles soirées FIFA-piment, avec un très beau duel entre Gabriel et Bruno. Et comme souvent avec les FIFA-piment, c’est Bruno qui avale le premier piment, puis le deuxième, puis le troisième. Au quatrième piment, devant le manque de bonne volonté évident de Bruno, qui ne s’est curieusement pas rué sur la corbeille à piments, Esteban a une idée de génie et enfonce directement le délice dans la bouche de Bruno.

Alors que Laura se frotte les mains devant une bonne scène à buzz, Caroline essaie de se souvenir des coordonnées de l’hôpital le plus proche. Souvenir qui sera d’autant plus crucial après le cinquième piment pris par Bruno qui commence à sentir qu’il a l’estomac en feu et qu’on sait tous que ça redescendra dans quelques heures.

Visiblement l’agonie de Bruno fait rire tout le monde, celui-ci met alors en garde Gabriel qu’il rira moins quand le Portugal battra la France à l’Euro, ce qui fait encore plus rire ce dernier, il faudrait que les poules aient des dents roses fluo pour que le Portugal gagne un match significatif contre la France.

La deuxième partie de la vidéo sera hélas moins exaltante, un piment partout entre Valentino et Esteban, une sinécure pour ces deux allumés. Voila qui va pousser les deux cités à rechercher de nouveaux concepts de vidéo, mais le début suffira largement à faire un bon lancement d’après Laura qui tient à récompenser ses figurants de luxe.

La directrice de la communication tend alors sa main vers son soutien-gorge et en sort un portefeuille bien garni, c’est le seul endroit où il est à peu près sur avec tous les pickpockets dans le coin. Elle remet un billet de 50 euros à chacun de ses figurants, la fête du soir ne sera pas chez Abdullah mais dans un lieu un peu plus huppé comme le McDonald’s du centre-ville par exemple.

Enchantée, Laura se précipite vers le bureau de Tomi pour lui montrer le résultat du premier tournage, mais elle ne peut que remarquer que le traducteur du club, accompagné de Boubacar, la directeur général du club, est consterné devant son poste de télévision.

Sur l’écran, on voit Bertrand Poulain, le président de la Ligue, se vanter de son dernier plan “Avenir Football Élite”, qui prévoit entre autres de réduire avec effet immédiat le nombre de promotions d’équipes de Ligue 2 en Ligue 1 de trois à deux et de mettre en place une répartition des droits de diffusion beaucoup plus favorable à la Ligue 1.

Il faut dire que Bertrand Poulain sait qu’il est en difficulté pour sa réélection. Occupant le trône de la Ligue Française de Football depuis 2000, il a connu des réélections faciles en 2004 et 2012 faute de concurrence. En 2008, en revanche, il a été bousculé, certains dirigeants de grands clubs comme le très influent président de Lyon, se voyaient bien reprendre les clés de la Ligue, c’est alors qu’il a eu son idée de génie.

Il a retourné la campagne avec son plan “FootSpé 2012”, faisant croire à tous les clubs de milieu de tableau que grâce à lui la France sera 3e au classement des clubs européens, que tout le monde aurait des stades de 50 000 places, que tous les joueurs de l’équipe de France reviendraient en Ligue 1, que le chiffre d’affaires augmenterait soudainement de 30 %, que leurs femmes perdraient toutes 10 kilos et que la France organiserait l’Euro 2016. Avec un tel argumentaire, il s’est confortablement retrouvé réélu, et en 2012 il a pu présenter son plan comme un succès grâce à l’organisation de l’Euro 2016.

Ce coup-ci, il sait qu’il n’y aura pas de candidature pour le mondial 2026 pour le sauver, il faut donc chercher à capter une majorité. Et le mode de vote à l’Assemblée générale de la LFF donne la majorité aux équipes de Ligue 1, l’idée est donc de les brosser dans le sens du poil quitte à se faire encore plus insulter dans tous les stades de Ligue 2.

Ce qui est gênant pour l’AS Sevran, c’est qu’une place de promu en moins, qui plus est après le début de saison plus que délicat traversé par le club, cela compromet grandement leurs chances de monter immédiatement en Ligue 1.

La réaction de Boubacar ne se fait pas attendre, il appelle immédiatement à l’organisation d’une concertation entre représentants des équipes de Ligue 2. Les 20 clubs ont encore une chance de faire échec au projet de Bertrand Poulain si la fédération bloque celui-ci, chose qui impliquerait une crise majeure dans la gestion du football français, mais entre une crise et barbiche, il est difficile de considérer le second comme le moindre mal.

Bertrand Poulain s’était bien douté que son projet ne ferait pas que des heureux, il a donc eu l’idée de génie de ringardiser ses opposants par une croisade médiatique. Pour cela, la première étape de son plan était de jouer de ses relations avec le quotidien sportif de référence “Le Collectif” pour glorifier son plan. Et force est de constater que le rédacteur en chef n’y a pas été timidement avec une une tout à la gloire de barbiche le lendemain de cette annonce, qualifié de visionnaire et de trois pages de contenus proches de la publicité pour son plan “Avenir Football Élite”.

Le hasard a voulu que ce soit Konstantínos qui accompagne le capitaine Alejandro à la conférence de presse précédant le match contre Sochaux. Et comme on pouvait s’y attendre avec le brillant ailier grec, la conférence de presse prend vite des airs surréalistes.

Lorsque la journaliste de “Le Collectif” pose sa première question à Konstantínos, celui-ci la traite gentiment de collaboratrice et indique qu’elle sera tondue en place publique quand le football sera libéré de Bertrand Poulain. Après avoir encaissé le choc, elle demande si ce sont des menaces, mais elle n’entend qu’Alejandro lui dire “Ta gueule, la soumise !” de sa voix grave si raffinée, et Konstantínos d’enfoncer le clou par “Soumise au plus grand des soumis, qu’y a t-il de plus déshonorant ?”.

Dans la salle d’à côté, où l’état major du club s’est réuni, c’est bien sûr la consternation, Caroline est en pleine crise de panique alors que Tomi commence franchement à désespérer de ses troupes. Aux grands maux, les grands remèdes, Laura saisit immédiatement son téléphone et contacte Esteban par téléphone, lui demandant une vidéo encore plus corsée pour dévier un peu l’attention.

Malheureusement, vu l’état de Bruno après le dernier défi piment, ça risque d’être compliqué de refaire quelque chose d’aussi drôle rapidement. Laura conseille alors à Esteban de varier, par exemple en s’amusant un peu avec les pom-pom girls. Caroline fait alors une deuxième crise de panique en imaginant le résultat.

Le pire est encore à venir, Yuji, le discret président du club, se rend au domicile de monsieur Miyazaki pour annoncer sa démission. Il décide de prendre l’entière responsabilité de la spirale négative qui entoure le club et renonce donc à son poste pour le bien du groupe.

A vrai dire, monsieur Miyazaki attendait cette démission depuis le début, il savait que certaines pilules seraient dures à faire passer et que son premier président en prendrait lourdement pour son grade. Alors autant que ce soit l’idiot qui lui a fait croire que Sevran c’est presque pareil que Paris qui déguste pendant que son vrai homme de confiance, le vice-président Tanaka, reste au chaud en attendant que la tempête passe.

Mais monsieur Miyazaki n’est pas un monstre et offre un beau placard doré à Yuji, la présidence d’Hard On Offer, une société où certes le directeur général détient tout le pouvoir réel, mais un emploi qui reste agréable, les actrices étant un brin plus dociles que son groupe de bourrins.

Monsieur Miyazaki n’est pas le seul à se frotter les mains, Laura voit en cette démission une opportunité de minimiser l’impact de la sortie peu inspirée d’Alejandro et Konstantínos dans la presse et s’attèle bien vite à la rédaction d’un communiqué de presse où elle condamnera bien sûr l’acharnement dont a été victime le pauvre Yuji, histoire de faire culpabiliser un peu les médias au moment où ils seront plus que tentés de lâcher le coup de grâce.

Tout s’enchaine vite puisqu’au moment où la plume de Laura s’agite, Caroline reçoit un coup de téléphone de Boubacar qui déclenche l’alerte générale, le député local a accepté de diner avec l’état major du club ce soir afin de discuter des problèmes autour du nouveau stade.

Le soir même, c’est donc dans un restaurant chic parisien que le député convie le nouveau président du club, monsieur Tanaka ainsi que monsieur Miyazaki, Boubacar, Nacio, Laura et Tomi pour un dîner de travail dont le thème sera “Comment pourrir ce petit con de maire qui a voulu prendre ma place il y a trois ans ?”.

Le député, qui était en contact avec Boubacar depuis quelques jours, a vite trouvé la solution rêvée pour la construction du nouveau stade, mais il faudra mettre le prix fort. En effet, un terrain à moins de 300 mètres de l’entrée de Sevran est disponible, les logements qu’il contient sont totalement insalubres et l’espace devrait être largement suffisant pour le stade voulu par monsieur Miyazaki, le seul problème étant que le maire de la commune voisine exige que monsieur Miyazaki se charge personnellement de reloger tous les occupants actuels.

Monsieur Miyazaki sort alors un porte-cartes contenant des centaines de cartes bancaires et dit que ce ne sera pas vraiment un problème. Une fort belle alliance est sur le point de se conclure entre le député du Mouvement de la Gauche Antilibérale et le PDG d’Akabura, mais quand il s’agit de taper ce traitre d’écologiste, on peut dire que c’est pour la bonne cause.

Tout le monde reprend espoir, cette année ne sera peut-être pas si pourrie que ça, mais pour relancer la machine, Tomi suggère que le nouveau président Tanaka frappe un grand coup psychologique. Le nouvel homme fort du club acquiesce, mais cela sera fait selon la méthode japonaise.
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