Fiction - Le syndrome de Sevran

Chapitre 23
Un raffinement sans égal

Jeudi 24 septembre 2015

Il règne une certaine effervescence autour du Stade Alfred Nobel en ce jeudi matin, monsieur Miyazaki a décidé d’organiser une conférence de presse exceptionnelle, chose qui n’a pas manqué d’allécher les journalistes. En effet, la dernière conférence de presse en ces lieux s’étant terminée sur un beau scandale, il hume une délicate odeur de sang à l’orée de cet attroupement.

Malheureusement, monsieur Miyazaki n’a pas la prose si poétique d’un Alejandro ou d’un Konstantínos, son discours est plus proche de celui d’un technocrate quelconque, il faudra donc plus s’attacher au fond qu’à la forme. Le fond, c’est tout d’abord que comme prévu, le malheureux Yuji est remplacé à la présidence du club par Katsuro Tanaka, l’homme de confiance de monsieur Miyazaki.

Le nouveau président Tanaka est un homme d’une quarantaine d’années au gabarit assez imposant pour un homme de son ethnie, mais qui parait cependant un brin frêle si on le compare aux gaillards les plus solides de l’équipe. Il est réputé pour avoir été le directeur de la succursale britannique d’Akabura il y a quelques années malgré son jeune âge, il faut dire que monsieur Miyazaki a toujours été impressionné par les capacités de cet homme.

Le président Tanaka a toutes les qualités requises, une grande ouverture d’esprit qui lui permet de savoir comment aborder les salariés étrangers, chose trop rare au Japon, une intelligence absolument exceptionnelle, puisqu’il se murmure que son quotient intellectuel serait supérieur à 150, un apprentissage rapide du français lors de son court mandat de vice-président du club et bien sûr une affinité naturelle avec l’argent qui est la base de toute bonne entreprise capitaliste.

Le seul souci du président Tanaka est que contrairement à monsieur Miyazaki et même à Yuji, il n’y connait pas grand chose en football. Comme beaucoup de japonais, il est plus fan de baseball, chose qui peut cependant lui offrir un sujet de conversation avec certains jeunes de la cité, toujours friands de conversations sur leurs battes préférées, même si certains comme Gabriel estiment que les battes relèvent d’un folklore désuet et que les barres de fer sont plus d’actualité.

Pour pallier à ce manque tout en envoyant un signe fort au traitre qui fait office de maire de la ville, monsieur Miyazaki a décidé de débaucher le père de Louis, jusqu’ici adjoint au maire et principal relais avec la jeunesse locale, pour devenir le nouveau vice-président du club, un spécialiste du coin et un amoureux de football pour conseiller le nouveau président, c’est la combinaison parfaite.

Monsieur Miyazaki n’a d’ailleurs pas résisté à la tentation d’enfoncer encore plus ce cher maire en annonçant la construction du nouveau stade sur le territoire d’une ville voisine, juste devant le panneau “Sevran - Ville Fleurie”. La nouvelle antre promet d’être majestueuse, nantie de 39 000 places, spécialement conçue pour être la plus bruyante possible, dotée d’un mécanisme de chauffage de la pelouse pour limiter les risques de report l’hiver.

Comme prévu, le nouveau stade est totalement financé par Akabura et appartiendra au club, hors de question que des pouilleux de rugbymen ou des pseudo-stars en manque de notoriété posent leurs pattes sur le précieux gazon, ce sera une antre strictement réservée au football. Le petit souci étant qu’Akabura Arena, ça sonne moins historique que Stade Alfred Nobel. Mais les militants du Parti Communiste Unifié pourront cependant se consoler devant la qualité des superbes éclairages rouges à l’entrée du stade.

Pour souder l’ensemble du groupe, le président Tanaka annonce la tenue d’une grande réunion de groupe lundi soir, convoquant tous les joueurs de toutes les équipes du club ainsi que l’ensemble du personnel. Mais la priorité du jour reste bien sûr la réception de Brest le lendemain.

Depuis la débâcle contre Valenciennes, la défense du club s’est spectaculairement ressaisie avec aucun but encaissé sur les trois derniers matchs, mais il manque toujours ce qui fera vibrer les foules avec une attaque peu inspirée, le retour de Konstantínos n’a pas suffi à dynamiter les offensives sevranaises et le coach Diaz a beaucoup de mal a gérer l’absence de Gabriel.

Sa dernière idée a même été de ne faire jouer personne en pointe lors du déplacement contre Evian, chose qui a mené à un match si terne qu’il a fallu que Tomi et Laura interrompent le jeu à boire des jeunes de l’équipe qui avaient parié de prendre un verre à chaque fois qu’il se passerait 3 minutes sans action, match seulement secoué par un très beau coup franc direct de Pierre qui inscrit par la même occasion son premier but sous ses nouvelles couleurs.

Heureusement pour le public du match contre Brest, le coach Diaz a remballé ce très étrange 3-7-0 pour tenter l’inverse avec un dispositif à deux pointes bien plus traditionnel pour muscler l’attaque en l’absence de Gabriel. La défense reste très traditionnelle avec son noyau Mohamed/Alexey/Abdel assisté de Marc et Pierre au poste de milieux récupérateurs.

Le vrai changement est en attaque, avec deux pointes, Mateo se retrouve seul meneur de jeu, permettant à Konstantínos de retrouver son poste fétiche d’ailier droit, l’aile gauche est laissée à Louis qui retrouve lui aussi son poste de prédilection après une expérience peu concluante en pointe.

Le duo de pointe est composé d’Hugo, la doublure attirée de Gabriel qui n’a apporté jusque là que des déceptions et de Khalid qui doit s’improviser attaquant, faute d’une meilleure alternative, inutile de préciser que la défense brestoise ne semble pas véritablement terrifiée par ce défi.

Le début de match est à l’avantage des locaux, la réduction des effectifs en milieu de terrain semble largement compensée par le retour de Konstantínos et Louis à des rôles plus naturels pour eux, leurs accélérations régulières ne permettent pas aux brestois de défendre d’une manière aussi compacte qu’ils le voudraient.

Et bien vite des ouvertures se manifestent, Konstantínos parvient à délivrer deux très beaux centres dans le premier quart d’heure, mais à chaque fois, Khalid est victime de son manque de repères en pointe et arrive une fraction de seconde trop tard pour bien cadrer de la tête. Ensuite, c’est Louis qui se livre à une démonstration de force débordant tout le monde sur l’aile avant de repiquer vers la surface.

Un défenseur brestois désespéré le fauche, alors que le public espère un pénalty, l’arbitre estime que la faute est à l’extérieur de la surface et n’accorde qu’un coup franc. Le défenseur a subi un claquage suite à cette course folle, il est donc évacué du terrain tout en recevant un carton jaune pour sa faute sous les sifflets d’une partie du public croyant en une opération de victimisation bidon.

Sur le coup franc, Konstantínos envoie le ballon dans le paquet, malheureusement, la tête d’Hugo n’est pas assez puissante pour tromper le portier adverse. Frustré, le public fait remarquer en chanson que le buteur portugais s’est encore une fois fait dessus, encore plus frustré, Konstantínos se promet d’étriper ses coéquipiers à la mi-temps.

Les brestois ont peu d’occasion de voir le jour en attaque, Marc et Pierre ont enfin trouvé tous leurs automatismes et peu nombreux sont les ballons sur lesquels Alexey, Abdel et Mohamed ont a forcer leur talent. Les situations les plus dangereuses restent les coups de pied arrêtés, et le public a bien eu peur d’un petit hold up quand lorsqu’un peu avant la mi-temps, le ballon a frisé la barre transversale sur un coup franc lointain tenté directement.

La mi-temps tant attendue par certains arrive, en vestiaires c’est un festival de Konstantínos qui se déchaîne contre ses deux attaquants, si Hugo laisse passer, Khalid n’a pas apprécié le passage où Konstantínos a commencé à parler de la famille. En bon capitaine, Alejandro se sent obligé de séparer ses deux coéquipiers pour éviter toute blessures, malheureusement, il percute Mateo dans son élan.

Le jeune milieu de terrain semble KO alors qu’Alejandro, Konstantínos et Khalid ne savent plus où se mettre et que Louis ne peut pas s’empêcher de penser que jamais Bruno et Valentino n’auraient été assommés sur ce genre de pichenette. Quoi qu’il en soit, le coach Diaz doit trouver une solution pour le remplacer. Khalid, tout heureux du “coaching” de Konstantínos et Alejandro, retrouve donc sa place fétiche de milieu offensif et Michel, un joueur de la réserve prend sa place en attaque.

La deuxième mi-temps débute comme la première, Konstantínos exécute un centre parfait, mais Michel envoie le ballon trois mètres à côté. Il faudra tout le pragmatisme de Khalid et Louis pour empêcher l’ailier grec de frapper son coéquipier d’un soir, pourquoi lui asséner un coup de boule sur le terrain et prendre des matchs de suspension au lieu de le rouer de coups en dehors et s’en tirer sans rien comme la police n’aime pas regarder dans les affaires du club ?

Au milieu de la deuxième mi-temps, Khalid obtient un coup franc excentré, profitant pleinement du fait que les joueurs brestois semblent un brin jaloux de sa facilité pour exécuter le geste de la roulette. Konstantínos se charge de mettre le ballon dans le paquet une fois de plus, ce coup-ci c’est Pierre qui jaillit au dessus de la mêlée malgré son gabarit modeste et qui envoie le ballon en pleine lucarne.

Les joueurs sevranais contrôlent paisiblement le jeu dans le final, le coach ayant fait sortir Michel quelques minutes après le but pour ajouter un quatrième défenseur, le réveil des foules n’est pas pour ce soir, mais les trois points sont là, et l’AS Sevran remonte à la 9e place du championnat, les espoirs de promotion restent donc intacts.

Tout le monde va pouvoir passer un week-end tranquille, à l’exception de Pierre, les lettres d’amour que le milieu de terrain à la gueule d’ange reçoit après chaque belle performance ont quelque peu tendance à susciter la méfiance de sa petite amie qui le retient donc encore plus longtemps au téléphone.

Le lundi soir, il ne manque personne à la grande réunion organisée par le président Tanaka qui compte beaucoup sur cette occasion pour souder les troupes. Monsieur Miyazaki explique rapidement le principe à Tomi et Laura avant que la soirée ne commence, au Japon, il n’est pas rare que patron et employé participent ensemble à de grandes beuveries pour évacuer le stress du travail, et vu les individus qui composent l’équipe, monsieur Miyazaki a bon espoir que la coutume sera très vite comprise des troupes.

Alors que Tomi reconnait qu’il ne voyait pas vraiment les entrepreneurs japonais de la sorte, Laura sent poindre une catastrophe, vu le bordel que peuvent mettre certains joueurs en étant sobres, elle n’ose pas imaginer ce que ça donnerait avec tout le monde bourré.

Mais elle est bien vite arrachée à ses réflexions par un bref discours du président Tanaka qui félicite tout le monde pour la victoire de vendredi avant d’inviter tout le monde à boire un premier verre pour célébrer ce succès. Laura est d’abord hésitante, mais quand Tomi lui dit que le président le prendrait mal, elle engloutit son verre à une allure stupéfiante.

Quelques joueurs musulmans se sont dispensés de cet acte pour des raisons religieuses évidentes, mais ce n’est pas le cas de tous, par exemple Khalid et Gabriel ne sont pas franchement frileux vis à vis de l’alcool et font même un peu de zèle pour plaire au boss en ajoutant trois verres avant le repas.

Le premier plat est un consommé au tôfu et à l’asperge verte, plat assez peu prisé des joueurs qui ont l’impression d’être un repas de l’amicale des véganes, un vrai homme viril ça mange de la viande, idéalement du poulet. Bruno a alors l’idée lumineuse de profiter que le président aie la tête tournée pour vider les plats, mais Gabriel se refuse à le faire comme gaspiller c’est pêcher.

Le président propose ensuite une tournée générale à la santé de Yuji, son malheureux prédécesseur, avant de passer au deuxième plat, le hijiki à la sauce de soja douce, un plat à base d’algues. Caroline essaie de jouer à la femme forte et tente d’ingurgiter cette horreur, malheureusement à la première bouchée elle recrache tout au visage d’Esteban.

Alors que Caroline se confond en excuses, Esteban est au contraire ravi d’avoir un prétexte pour s’éclipser, mais le plus heureux est Konstantínos qui se lance à plein dans la beauferie en faisant remarquer que maintenant on sait que Caroline préfère cracher plutôt qu’avaler.

En pleine forme, le président suggère une nouvelle tournée pour fêter sa prise de fonctions. Ce verre est celui de trop pour la kinésithérapeute norvégienne qui s’effondre au sol. Alors que sa collègue anglaise en charge des équipes de jeunes moque sa petite nature étant donné qu’elle a déjà fait bien pire au pays, Tomi charge immédiatement Mohamed de la raccompagner chez elle, il ne faudrait pas qu’elle fasse des bêtises.

Mais guère de temps pour s’attarder sur ce cas, le saba-soboro-gohan est servi, il s’agit d’une sorte de mixture infernale à base de maquereau sur du riz. Alors que Louis demande immédiatement à savoir qui a vomi dans l’assiette, Gabriel va chercher son exemplaire du Coran pour savoir si on peut faire une exception à la règle anti-gaspillage quand il y a présentation d’un aliment qui devrait être interdit par la convention de Genève.

Alors que Gabriel feuillette frénétiquement son Coran à la recherche de la délivrance, le président revient à la charge pour une nouvelle tournée générale pour fêter le début de la construction du nouveau stade. L’alcool commence à porter ses effets, et Bruno se lance dans une série de chants d’un raffinement sans égal, insinuant que le coach Diaz serait manifestement fort mal doté par la nature et que Laura a très probablement oublié son soutien-gorge en Allemagne.

Alors qu’il s’apprêtait à entamer un nouvel attentat auditif, Bruno est coupé dans son élan par Esteban qui lui enfonce un calmar dans la bouche. Il faut dire que le brillant attaquant espagnol n’a pas trouvé de meilleur moyen d’écouler son plat de brocolis et calmar à la sauce de soja et à la moutarde japonaise.

Le président offre alors une tournée générale au saké avant le dessert. Pierre est vite réprimandé par sa petite amie pour avoir eu l’outrecuidance de vérifier s’il y avait une femme nue au fond du verre comme Marc le lui avait dit, malheureusement la jeune fille étant elle aussi quelque peu éméchée, sa gifle ne s’abat pas sur Pierre, mais sur le malheureux Mateo, qui finit une nouvelle fois sonné. Louis attire alors immédiatement l’attention de tous sur ce babtou fragile qui s’est fait mettre KO par une femelle, à l’hilarité quasi-générale, Mateo aura encore du mal à se faire respecter.

Le clou du repas est le dessert, l’itokiri-dango, un plat à base d’haricots et de riz. Alexey, pourtant dur au mal, en a assez, et déverse discrètement le contenu de son bol au sol. Malheureusement, il a oublié la présence de son pitbull, qui tente directement de l’attaquer après avoir cru à une tentative d’empoisonnement de son maitre.

Pour finir la soirée en beauté, MC 20 centimes a enfin l’opportunité de finir une chanson, tout le monde est en assez mauvais état pour ne pas avoir les forces nécessaires pour piquer un sprint afin de le faire taire. Mais malheureusement il n’a pas le temps d’en entamer une seconde, Allan se pointe à la soirée pour régler ses comptes avec le traitre, qui a tourné casaque à la première opportunité artistique.

Quelques joueurs ouvrent alors des paris sur le vainqueur du combat entre Vincent et Allan, mais Marc refuse de s’y prêter par rejet viscéral du principe de risquer de l’argent, même complètement cuit, il conserve ce côté rabat-joie si distinctif.

Alors que l’ambiance retombe, Gabriel fait une petite vidéo sur son téléphone portable pour la mettre sur les réseaux sociaux. Inspiré, Louis se dit qu’il devrait en faire autant et rallume le sien, il voit alors qu’il a reçu un courriel et se décide à le lire, sitôt le texte lu, Louis hurle sa joie et file sans réfléchir vers son père.

Gabriel voit alors sur le téléphone abandonné par Louis un message rédigé par le sélectionneur de l’équipe de France des moins de 19 ans convoquant Louis pour les matchs de qualification pour l’Euro des moins de 19 ans. Le jeune attaquant, bien qu’heureux pour son ami, ne peut pas s’empêcher de regretter le fait que sans cette blessure, il aurait probablement porté le maillot bleu en même temps que Louis. Valentino le rassure, lui disant que tôt ou tard, ils le porteront tous les quatre en même temps, Khalid ne répond à cette affirmation que par un sourire gêné.
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