Fiction - Le syndrome de Sevran

Chapitre 1
Le multiplex du pauvre

22 mai 2014

En ce jeudi de mai, le temps n’est pas véritablement de saison, il pleut très fort à la sortie du lycée Maximilien de Robespierre, point de passage obligé de la jeunesse la plus brillante de la ville de Sevran.

La pluie ne décourage pas un quatuor d’adolescents de parcourir au pas de course le demi-kilomètre les séparant du stade Alfred Nobel, les mauvaises langues disant que le stade a été nommé ainsi car tel était le seul moyen de revoir un Nobel à Sevran, pour encourager l’équipe première de l’AS Sevran avant son départ en bus pour aller disputer le dernier match de la saison de National à Strasbourg.

A vrai dire, le quatuor n’est pas spécialement attaché à cette équipe, les joueurs ne sont ni particulièrement doués ni originaires du coin, le style de jeu de l’équipe est aussi terne qu’une journée de pluie en automne, le maillot vert de l’équipe est loin d’être le plus populaire dans les cours de récréation.

Et pour couronner le tout le président du club, bien que ses poches soient plutôt bien remplies, n’a rien fait pour aider les habitants de la cité à l’exception d’une manifestation d’opportunisme en nommant Boubacar Traoré, qui a passé sa jeunesse dans la cité avant de réussir un excellent parcours scolaire qui a fait de lui un consultant en marketing renommé, comme vice-président du club.

Ce qui les intéresse, c’est que le club est actuellement 5e, si Colmar et Dunkerque perdent demain alors que Sevran gagne, l’équipe se retrouverait en Ligue 2, par conséquent elle deviendrait professionnelle, ce qui aurait pour effet l’ouverture d’un centre de formation qu’ils auraient toutes les chances d’intégrer en tant que meilleurs joueurs de l’équipe des moins de 17 ans. Malgré la faible moyenne d’âge du quatuor, force est de constater qu’ils en ont déjà beaucoup appris sur l’amour du sport.

Dans le bus, l’heure n’est pas vraiment à des considérations aussi vénales, même si certains ont négocié de généreuses primes de promotion comme tout sportif qui se respecte, pour beaucoup de ces joueurs arracher la montée en Ligue 2 serait avant tout un accomplissement personnel doublé d’un miracle.

En effet l’équipe, dont l’effectif est souvent raillé comme le pire du championnat et qui n’a dû son salut la saison précédente qu’à des relégations pour raisons non-sportives, s’est montrée particulièrement chanceuse à de nombreuses reprises cette saison. Les observateurs gardant un souvenir particulièrement amer du déplacement à Colmar remporté 2-0 après que l’équipe de la ville hôte ait touché les montants à cinq reprises en une mi-temps.

Etienne Baron, le capitaine de l’équipe, attaquant de petit gabarit au crâne dégarni, est parfaitement dans cet état d’esprit, pour lui l’équipe n’a rien à perdre et tout à gagner de ce déplacement en terre alsacienne, et il contribue à l’ambiance détendue dans le bus en proposant une bataille corse à ses amis de fond de bus.

Malheureusement, au cours de ce jeu innocent, le gardien de but Nicolas Montini, réputé autant pour ses sorties hasardeuses que pour ses cheveux longs et gras, réussit l’exploit de se casser le poignet en essayant de taper sur une double.

Outre l’embarras légitime du staff à l’idée d’expliquer aux médias locaux une des blessures les plus stupides de l’histoire du football, la panique porte surtout sur le niveau de son remplaçant, un étudiant polonais recruté à la hâte dans un club local, plus connu pour ses prouesses académiques que pour son talent footballistique, un dénommé Daniel Iwanicki.

Le lendemain, quand vient le match, le “coaching” d’Etienne Baron semble payant d’entrée de jeu avec un arrêt magnifique du nouveau gardien qui va chercher un coup franc qui semblait destiné à la lucarne sevranaise.

Malheureusement, à environ 500 kilomètres de là, le jeune quatuor de supporters n’a pas pu assister à ce superbe exploit du portier polonais, en effet, faute de diffusion, le quatuor s’est réfugié chez Gabriel, considéré par ailleurs comme le meilleur footballeur du lot, pour se rabattre sur le multiplex du pauvre, qui consiste en une page internet recensant la progression des résultats sur tous les terrains de National.

Pour Gabriel, l’entrée en centre de formation serait un pas décisif vers le football professionnel, véritable terreur de l’équipe des moins de 17 ans, il n’est pas passé loin d’être recruté par Sochaux l’année dernière, mais malheureusement sa musculature alors assez limitée avait rebuté le club. Il faut dire qu’à l’époque ce brun à la coupe très courte d’un mètre quatre vingts était plus amusé à l’idée de tenter d’enfin conclure avec Linda, la bombe du lycée, plutôt qu’à celle de mélanger sa sueur à celle de ses amis.

Depuis, il a redoublé d’efforts, étant le plus assidu à la salle de musculation, et martyrisant fréquemment les défenseurs adverses grâce à son sang-froid de buteur exceptionnel, s’il réussit à intégrer un centre de formation, il n’y a que peu de doutes sur un avenir professionnel brillant.

L’équipe d’Amiens se fait la complice involontaire de l’éclosion de Gabriel, en effet les picards ouvrent le score à la 12e minute contre Colmar, résultat qui ferait grandement les affaires des sevranais.

Encore faudrait-il réussir quoi que ce soit du côté sevranais, en effet à Strasbourg, le score est toujours nul et vierge, le capitaine Etienne Baron étant totalement privé de ballons, les hommes en vert doivent s’en remettre à d’autres sauvetages miraculeux de Daniel Iwanicki, pendant que le coach rêve lui aussi d’un miracle pour éviter d’avoir à rendre des comptes sur le fait de ne pas avoir changé de portier beaucoup plus tôt.

Le miracle semble un peu s’éloigner lorsque Dunkerque ouvre le score contre le Paris FC. Du côte du quatuor fixé devant le superbe écran 19 pouces du PC de Gabriel, Khalid, milieu offensif franco-algérien grand et fin, évoque immédiatement un arrangement de l’équipe rivale pour les empêcher de monter.

Sa rage est toutefois inférieure à celle de Gabriel, pour Khalid, le football n’est pas une fin en soi, il a en effet refusé de se rendre à des détections en province pour ne pas trop s’éloigner de sa famille, au plus grand regret d’un recruteur de Montpellier qui avait admiré la technique très élégante de Khalid. Même avec sa détermination discutable, avec un tel niveau, il ferait très probablement un très bon joueur de Ligue 1. Le football a peut-être plus besoin de joueurs comme lui que lui n’a besoin du football pour être heureux.

La tâche se complique encore quand à la 36e minute, l’arrière-garde sevranaise concède un pénalty. La sentence est exécutée d’un tir à ras du poteau imparable, même super-Iwanicki, le héros du jour doit s’avouer vaincu, étant de toutes façons parti du mauvais côté.

A l’annonce du but strasbourgeois, Gabriel, récemment converti à l’islam, se lance dans une longue liste de requêtes à Allah. Ses amis Valentino et Louis, quant à eux sortent les poupées vaudou gentiment offertes par un ami béninois résidant dans la cité pendant que Khalid porte la main à son visage ne voulant pas voir ce triste spectacle.

Pour l’heure, les suppliques des trois amis n’ont pas véritablement d’effet sur les troupes sevranaises, bien au contraire, à la suite d’une superbe succession de dribbles, Egidijus Lukosevicius, le meneur de jeu lituanien de l’équipe alsacienne porte le score à 2-0 juste avant la mi-temps.

Khalid n’ose pas interrompre ses amis dans leurs suppliques pour rapporter la mauvaise nouvelle, ne voulant ni les désespérer, ni risquer de prendre un coup perdu, ceux-ci étant un peu plus assidus à la musculation que lui.

Malheureusement, les scores ne bougent plus avant la pause, abordée en fâcheuse posture par l’AS Sevran. Et comparativement à leurs deux amis, de loin ce sont Gabriel et Valentino qui fulminent le plus.

Si pour Gabriel, c’est l’enjeu de l’accession au centre de formation qui est trop fort, pour Valentino il s’agit plus là d’une manifestation du fait que le football a une méchante tendance à lui faire perdre le nord. Si sur le terrain, il convient de reconnaitre que ce milieu défensif est une brute épaisse, hors des terrains, ce solide gaillard de presque deux mètres brun et déjà barbu, a une réputation de gros nounours au langage plein de retenue et à la générosité particulièrement affirmée.

A la connaissance de ses amis, il n’a dérapé qu’une seule fois, il y a deux ans, excédé par les remarques racistes de monsieur Tachot (surnommé monsieur Facho par ses élèves), son professeur de français, à propos d’un camarade de classe noir, il a commis l’irréparable en exécutant une prise de judo sur celui-ci en plein cours.

Les deux hommes furent fort logiquement exclus du collège malgré un blocus organisé par les élèves de la classe en soutien à Valentino. Avec un tel profil, seul le lycée Robespierre de Sevran était preneur d’un élève de ce genre, Valentino a alors déménagé à la cité des cerisiers fleuris grâce à l’aide du père de Louis qui a une certaine influence sur le maire.

Peu après la reprise, la situation semble plus mal engagée que jamais, lorsque Dunkerque inscrit un deuxième but à la 47e minute, semblant s’envoler vers la Ligue 2. Devant l’écran, Louis perd sa joie permanente habituelle et se livre à un véritable massacre de poupées vaudou.

Louis est l’ailier gauche franco-gabonais de l’équipe des moins de 17 ans, s’il est surtout réputé pour son assiduité sans égal aux fêtes organisées dans la cité. Chose qui a repoussé plus d’une équipe professionnelle, force est de constater que la jolie pointe de vitesse du joueur chauve est un véritable atout sur le terrain, d’autant plus que le bougre est loin d’être maladroit.

Il est le cousin du jeune collégien dont Valentino avait pris la défense, par gratitude, il a immédiatement demandé à son père, adjoint au maire, officiellement chargé des espaces verts, officieusement chargé du dialogue avec les jeunes de la cité, de favoriser la demande de logement social déposée par le père de Valentino et s’est chargé d’intégrer du mieux possible ce dernier au sein des jeunes de l’AS Sevran non sans un certain succès malgré la timidité de celui-ci.

La magie vaudoue semble enfin fonctionner, à la 55e minute, le Paris FC revient à 1-2 contre Dunkerque et dix minutes plus tard, les parisiens égalisent, si les sevranais sont capables d’arracher la victoire, la promotion redevient possible, la tension est à son maximum tant sur les stades que dans l’appartement de Gabriel.

A Strasbourg, la nouvelle est bien passée, le coach décide de jouer le tout pour le tout et fait rentrer deux attaquants supplémentaires malgré le fait que la défense soit déjà bien fébrile. Débordés par le nombre, les défenseurs strasbourgeois laissent un peu plus d’espace à Etienne Baron, erreur fatale, celui-ci sitôt mis en position de tir à l’entrée de la surface envoie une frappe magistrale en pleine lucarne et fait revenir le score à 2-1 à un quart d’heure de la fin.

Le suspens est complètement relancé, les sevranais attaquent sans aucune retenue dans un style qui ne leur ressemble absolument pas, s’exposant à de nombreux contres, les strasbourgeois croient tenir le succès à la 86e minute lorsque Ronan Lavoyer, leur attaquant parvient à dribbler le portier polonais de l’AS Sevran, mais il envoie sa frappe sur le poteau sur une maladresse incroyable.

Daniel Iwanicki n’ayant pas pu être décisif sur cette action, endosse son costume de super-héros d’une autre manière, son dégagement lointain trouve la tête de Stéphane Germain, attaquant rentré en cours de jeu, et Sevran égalise à trois minutes de la fin du temps réglementaire.

Alors que le temps additionnel se profile, le coach apprend que le Paris FC a inscrit un troisième but contre Dunkerque et que le match est terminé à Amiens, son équipe n’est qu’à un petit but de la montée miraculeuse, mais leur jeu semble très brouillon.

Sur un coup franc à la 92e minute, l’improbable se produit, le ballon pourtant assez mal tiré rebondit sur les fesses d’Etienne Baron, le portier strasbourgeois est surpris par cette trajectoire inhabituelle et arrive trop tard, le ballon a déjà fait trembler les filets.

Au coup de sifflet final, Etienne et Daniel sont portés en triomphe par leurs coéquipiers, ce groupe de bras cassés a réussi le casse du siècle en menant l’AS Sevran en Ligue 2, c’est l’accomplissement de toute une carrière pour nombre d’entre eux.

Peu de temps après, les réjouissances sont tout aussi fortes chez Gabriel, les quatre compères célèbrent ce succès en dégustant une bouteille de whisky avant d’organiser un visionnage du dernier Marc Dorcel chez Valentino qui a la plus grosse télévision du lot. Pour eux, tout ne fait que commencer.

Le lendemain, alors qu’au siège de la Ligue l’ambiance est monotone, le président Bernard Poulain aurait préféré une montée de Dunkerque pour surfer sur la popularité des programmes de télé-réalité sur les ch’tis plutôt que prendre le risque que des “racailles” viennent souiller le “produit” Ligue 2, le pire pour lui étant que le stade est aux normes et les comptes à jour, il ne pourra donc organiser aucune magouille pour maintenir le 18e de Ligue 2 à la place.

A Sevran, en revanche, l’ambiance est plus que festive, les joueurs, d’habitude totalement ignorés par une vaste majorité de la population, sont ovationnés par la foule, les jeunes de la cité les plus passionnés par le football se lançant également dans un “Bernard, la sens-tu la quenelle ?”. Etienne, en bon capitaine, recommande chaudement à ses coéquipiers de profiter de la liesse populaire, l’année prochaine risque de ne pas être aussi faste.

Le président du club, quant à lui, ne perd pas le nord, plusieurs jeunes joueurs sont immédiatement convoqués dans son bureau après la fête, parmi lesquels Khalid, Louis, Valentino et Gabriel, il faut bien remplir au plus vite ce tout nouveau centre de formation, cela pourrait vite devenir la principale richesse du club.
4 « J'aime »