Fiction - Le syndrome de Sevran

Chapitre 2
On regarde rarement ce genre de film pour les dialogues

Mardi 23 septembre 2014

Quatre mois jour pour jour après la montée miraculeuse en Ligue 2, l’enthousiasme est complètement retombé dans les rangs de l’AS Sevran, l’équipe ne s’est imposée qu’une fois en sept journées de championnat et a été éliminée de la Coupe de la Ligue dès son entrée. Mais ce qui a fait le plus de mal au peu de fans que compte le club reste la déroute 3-0 subie à Créteil lors de la deuxième journée dans le choc des équipes franciliennes.

Ce soir, le club risque un affront encore plus fort, en effet, en cas de défaite à Nîmes, c’est la dernière place qui s’annonce pour les troupes menées par Etienne Baron. Cette place n’aurait cependant rien de surprenant, le président du club, Jean-Christophe Marquet, plus connu pour son souci de la rentabilité que pour sa passion pour le football, n’ayant pas dégagé de grand budget pour le recrutement.

En effet, l’ossature de l’équipe est principalement celle de la saison dernière, un équipe qui paraissait déjà faible en National se retrouve à accomplir une mission quasi impossible pour se maintenir en Ligue 2. Seules lueurs d’espoir au tableau, l’explosion du héros surprise de la promotion, le portier polonais Daniel Iwanicki, désormais solide titulaire et l’arrivée en prêt de Marc Verdier, ce milieu défensif de 21 ans, barré par beaucoup plus talentueux que lui au PSG, est un véritable atout maître pour une équipe de Ligue 2 grâce à son immense intelligence de jeu.

Sur le terrain, les deux stars défensives ne sont pas de trop pour contenir les assauts de la formation nîmoise pourtant seulement 16e au classement. Mais à force de plier, les sevranais rompent à la 25e minute, lorsque Mahamadou Ramirez reprend victorieusement de la tête un corner nîmois.

Le reste du match a des airs de spectacle pathétique, les tentatives sevranaises sont extrêmement rares, le capitaine Etienne Baron n’étant presque jamais trouvé par ses partenaires et les frappes lointaines des milieux de terrain inquiétant bien plus les imprudents pigeons survolant le Stade des Costières que le portier de l’équipe hôte.

Dans les vestiaires l’absence d’esprit de révolte est affligeante, on compte 16 joueurs totalement abattus et passifs d’un côté et Daniel et Marc de l’autre, déjà plongés dans une analyse vidéo du match sur leurs tablettes.

A l’autre bout de la France, l’ambiance est bien plus chaude chez les jeunes du centre de formation. Lassés de voir les matchs pitoyables de l’équipe première, ils décident de profiter de l’absence d’une bonne partie du staff pour organiser une projection de films pornographiques afin d’égayer leur soirée.

Si Louis n’a eu aucun mal à “emprunter” la clé de la salle vidéo, on ne peut pas en dire autant de Bruno. En effet, le nouveau venu, milieu droit au gabarit fin et à la taille moyenne, issu de la très nombreuse communauté portugaise d’Ile de France, fait parfois preuve de distraction, et a oublié le précieux disque dur contenant une imposante quantité des films pour adultes.

Gabriel a alors la brillante idée de demander un peu d’aide à Valentino, qui était resté dans sa chambre pour une discussion en ligne avec des amis membres d’Alternative Antifasciste, organisation plus connue pour son très bon niveau en MMA que pour la profondeur de son message politique soit dit en passant.

Gabriel sait que Valentino est particulièrement précautionneux et a lui-même un disque dur regorgeant d’oeuvres du genre. Le colosse de la bande lui conseille de se tenir au dossier contenant les grands classiques de ce genre cinématographique comme il y a des risques que l’autre dossier ne convienne pas vraiment à son public.

Peut-être trop curieux, après avoir constaté qu’il avait déjà vu tous les films classiques, Gabriel propose aux autres de tester le second dossier, proposition immédiatement validée par une assemblée surexcitée. Les jeunes découvrent alors un film japonais sous-titré en anglais, mais n’y accordent que peu d’importance, on regarde rarement ce genre de film pour les dialogues. Ils se montrent également indulgents vis à vis des poitrines relativement modestes des demoiselles en se disant que ça reste mieux que Caroline du lycée Robespierre.

En revanche, là où ça commence à tiquer, c’est qu’il n’y a eu aucune action après cinq minutes, chose certes pas vraiment différente du match de l’équipe première, mais qui ne manque pas de frustrer Dimitri, le farceur de la bande, qui prononce alors ces paroles historiques : “Quand est-ce qu’ils baisent ?”. Pour ne pas casser l’ambiance, Louis a alors l’excellente initiative d’appuyer sur la touche avance rapide.

Arrivés à environ 45 minutes de film, et après une nouvelle complainte de Dimitri qui trouvait le temps long même en multipliant la vitesse de lecture par 8, arrive enfin la première scène de fellation, nos amis cinéphiles sont éberlués par le constat d’une mosaïque apposée sur les parties génitales du héros de cette œuvre éblouissante. Alors que Louis et sa bonne humeur légendaire se dit simplement que c’est plus un film comique qu’un film pornographique qui est projeté, Dimitri hurle à l’arnaque.

Pour calmer la foule, Louis décide d’aller à la scène suivante, la première scène de pénétration, qui intervient après 1 heure 30 de film, chose qui fait mieux comprendre la durée de plus de 4 heures du fichier. Si la mosaïque également apposée sur les parties intimes de la charmante demoiselle à l’écran ne manque pas de provoquer l’hilarité de Louis, la tradition de la pornographie japonaise de ne pas refuser la pilosité pubienne n’est pas sans causer quelques incidents.

En effet, en voyant cette pilosité abondante, Gabriel a cru bon de remarquer qu’il avait plus l’impression de voir un film pornographique portugais et non japonais. Remarque assez mal vécue par Bruno qui ne manque pas de coller un bon crochet du droit à Gabriel dans la visée de défendre la terre de ses ancêtres, il n’en fallait pas plus pour mettre le feu à la salle, qui se livre de bon cœur à une bien belle bagarre générale qui n’est pas sans rappeler les valeurs du rugby tant appréciées par les masses.

Dérangé par le bruit alors qu’il jouait à un jeu en ligne, Khalid joue les ambassadeurs, non sans avoir eu à faire parler son sens de l’esquive, et parvient à réconcilier les deux camps autour d’un bon vieux classique de la pornographie à l’occidentale. Louis et Gabriel ne manquent pas de s’amuser du fait que même en matière de pornographie leur ami Valentino a des goûts d’intellectuel, alors que Dimitri s’amuse pour la première fois de la soirée.

Après une soirée aussi grandiose, difficile de retourner au travail, et c’est le personnel du lycée Robespierre, ayant la garde des footballeurs en herbe le matin, qui en fait le constat. En effet, la direction de l’établissement a reçu pas moins de quinze certificats médicaux ce matin, concernant tous des jeunes footballeurs, à la plus grande tristesse de la jeune Caroline qui pensait avoir enfin une touche avec le si viril Bruno.

En revanche, l’après-midi, tout ce petit monde est en pleine forme à l’entrainement, il faut dire que l’énième échec de la veille pourrait être de nature à anticiper le début de carrière de certains membres du groupe. Et la brillante jeunesse sevranaise a des arguments à faire valoir, la pointe de vitesse de Louis serait déjà une arme fort raisonnable en Ligue 2, Khalid et Bruno affichent une belle aisance technique et que dire de Gabriel qui est tout proche d’envoyer le gardien de but chez le psychiatre pour cause de dépression ?

Malheureusement, cette brillante démonstration est interrompue par un tacle un brin appuyé de Valentino sur Dimitri. Immédiatement, les autres joueurs soupçonnent une vengeance de Valentino après une énième mauvaise blague de Dimitri, alors que celui-ci voulait simplement démontrer sa force au staff qui observait l’entrainement. Quoi qu’il en soit, Bruno se montrant un peu trop entreprenant pour critiquer l’excès d’engagement de Valentino, alors qu’à l’inverse Gabriel n’hésite pas à défendre le geste de son ami, le ton monte rapidement entre les jeunes espoirs du club, et l’entrainement prend fin sur une nouvelle bagarre.

Cette bagarre est un petit répit pour une équipe première à la dérive, le vieil entraineur, Bertrand Tison, ne manque pas de conter l’incident lors du décrassage pour rassurer quelques joueurs qui semblaient tétanisés lors des derniers matchs, choix qui ne manque pas d’agacer Daniel qui aimerait voir un peu plus de fougue de la part de ses coéquipiers et qui pense qu’une bonne frayeur ne leur ferait pas de mal.

A la fin de l’entrainement, Marc Verdier, la nouvelle star de l’effectif, passe plus d’une heure à discuter avec son entraineur pour lui faire part de toutes les imperfections qu’il a recensées lors du visionnage du match de la veille, éveillant par la même occasion de furieuses envies de retraite chez le technicien, il est vrai un peu dépassé par les évènements.

Le lendemain, alors que l’équipe première cherche à se préparer pour la venue de Brest et que l’équipe de jeunes cherche un nouveau moyen de faire déprimer le professeur de mathématiques, tout est chamboulé par des révélations faites sur le site internet d’un grand journal quotidien national. Le président Marquet aurait remis de généreux dessous de table au maire d’une commune voisine afin d’obtenir des avantages pour sa société de construction.

Si la communication officielle du club insiste fortement sur la présomption d’innocence, l’affaire ne manque pas de fragiliser considérablement la posture du président, le staff étant de façon fort compréhensible peu envieux de voir l’image du club associée à la corruption en cette période de grands règlements de comptes à la fédération internationale.

Mais le coup le plus rude pour le club est la prise de position particulièrement sévère du maire de la ville qui menace implicitement de faire perdre l’usage du stade Alfred Nobel au club s’il ne change pas vite de présidence, si l’on peut légitimement se demander si cette sévérité doit être mise sur le compte de l’incorruptibilité ou à l’inverse de la jalousie envers les communes voisines, il y a péril en la demeure et l’ambiance autour du club est absolument délétère avant la venue de Brest.

Le vendredi, si le stade est mieux rempli que jamais, ce n’est pas forcément une bonne nouvelle pour le président, certaines tribunes sont remplies de pancartes appelant à sa démission, voire plus. Mais ce qui alarme le plus la direction du club, c’est la présence de fumigènes en forte quantité, probablement pour obtenir une sanction de la Ligue qui embarrasserait fortement l’équipe dirigeante.

C’est l’heure pour l’effectif de l’AS Sevran de faire enfin preuve de force de caractère malgré un contexte des plus difficiles. Si Marc et Daniel restent de marbre, en ce début de match, le reste de l’arrière-garde ne respire pas la tranquillité, les brestois assiègent la surface sevranaise, privant à nouveau totalement l’attaque de ballons.

Après avoir retardé l’échéance par deux fois dans le premier quart d’heure, Daniel Iwanicki ne peut rien faire sur une mauvaise relance de sa défense, offrant littéralement un but aux attaquants bretons à la 15e minute de jeu.

A partir de ce moment, les brestois gèrent peut-être trop tranquillement leur avantage, lançant quelques contres tranchants aux assauts d’un Etienne Baron encore une fois trop mou et mal inspiré, mais à chaque fois, les brestois trouvent Marc Verdier sur leur chemin, le milieu défensif réussissant un nombre colossal d’interceptions en cette première mi-temps, chose qui permet à son équipe de rentrer aux vestiaires avec un seul but de retard.

De retour des vestiaires, les sevranais sont certes toujours très limités, mais on retrouve une envie qu’on n’avait pas revue depuis longtemps dans leurs yeux, et le capitaine Etienne Baron se met au diapason de ses troupes, sa tête de la 56e minute aurait d’ailleurs mérité un bien meilleur sort que celui de finir sur le montant gauche du portier brestois.

L’audace n’est pas sans risque, et lorsque qu’un attaquant brestois file au but après avoir enfin réussi à enrhumer Marc Verdier, Benjamin Gomis, l’autre milieu défensif aligné sur ce match, n’hésite pas à se sacrifier en déséquilibrant son adversaire en pleine occasion de but. L’arbitre sort un carton rouge logique, et l’AS Sevran s’apprête à souffrir en infériorité numérique pendant une demi-heure.

Le match ne perd cependant rien en intensité, les sevranais sont bien décidés à faire en sorte que le sacrifice de leur coéquipier ne soit pas vain et les brestois sentent que le but du KO est plus possible que jamais avec les espaces ouverts, on assiste vite à une rencontre totalement débridée, mais le score semble ne pas vouloir bouger en raison de la maladresse des attaquants.

En désespoir de cause, le coach sevranais procède à un ajustement tactique à la 75e minute, Stéphane Germain, buteur lors du match de la promotion il y a quatre mois, vient au renfort de son capitaine et Marc Verdier se voit ordonner d’évoluer plus haut sur le terrain.

Si Marc Verdier n’est aucun cas le joueur le plus doué techniquement de France ni même de Ligue 2, s’il n’est pas le plus solide physiquement, s’il n’est pas franchement flamboyant, il a deux qualités essentielles, il connait ses limites et il sait reconnaitre une situation prometteuse. Un gardien mal placé, une défense un brin passive, une position pas trop lointaine pour lui, la décision est faite en un rien de temps, c’est un tir puissant qui fait trembler les filets brestois à la 80e minute.

Les dix dernières minutes seront extrêmement crispantes pour les deux camps, mais rien de plus ne sera marqué. L’AS Sevran reste en dernière position après ce match nul, en proie à une grave crise de direction, avec un effectif global très faible, mais ce soir le public ne retient qu’une chose, pour la première fois depuis la montée en Ligue 2, il s’est trouvé un héros.
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