Fiction - Le syndrome de Sevran

Chapitre 4
A la manière d’un village Potemkine

Samedi 13 décembre 2014

Hier, l’AS Sevran a perdu une nouvelle fois, 1-0 à Valenciennes, encore une fois malgré une superbe prestation de son portier polonais, confortant sa solide place d’avant-dernier au classement. Mais fort heureusement pour les coéquipiers d’Etienne Baron, cela n’intéresse pas grand monde en ville en ce samedi matin.

En effet, c’est ce samedi que monsieur Miyazaki arrive en France pour visiter les infrastructures du club, discuter avec les principaux acteurs de celui-ci, se trouver une résidence à proximité et moult autres préparatifs à sa possible arrivée. S’il est satisfait au terme de sa semaine de séjour, le rachat du club sera signé dans moins d’un mois, les avocats des deux parties ayant déjà travaillé aux principaux aspects de l’accord de cession du club.

Inutile de préciser que Boubacar a mis les petits plats dans les grands pour cette visite avec l’aimable coopération du maire de la ville, soucieux de se débarrasser de l’encombrant président Marquet et du député de la circonscription, qui a vite vu de belles opportunités de développement économique en voyant le classement de monsieur Miyazaki parmi les plus grandes fortunes de la planète.

Pour commencer, le député a fait jouer ses relations avec le gouvernement pour dire aux douaniers de ne pas commettre d’impair. En effet, il serait du plus mauvais goût que ceux-ci croient qu’il y a 300 grammes de cocaïne cachés dans le derrière de la peluche Hello Kitty de la fille de ce prestigieux visiteur. Un visiteur traumatisé est un visiteur qui n’a pas envie d’acheter.

Ensuite, sachant que contrairement à de nombreux joueurs qui adorent l’effet cheveux mouillés, une bonne partie des japonais semblent composés à 25 % de sucre, Boubacar a fait dépêcher plusieurs de ses hommes de main à l’aéroport avec des parapluies haute performance pour que monsieur Miyazaki et son entourage restent encore plus secs qu’une journée dans le désert.

Il faut également que monsieur Miyazaki ne soit pas trop déboussolé dans ses clichés concernant l’élégance des français, ainsi tout le monde au club a mis ses plus beaux habits, joueurs inclus, il a tout de même fallu un peu de coaching pour certains. Par exemple il a fallu convaincre Gabriel et Khalid que si la djellaba a son charme, il y a peu de chances que nos amis japonais la cernent comme un accessoire de haute esthétisme.

Pour appâter le client, Boubacar a également investi en tenues un peu plus aguichantes pour les jeunes femmes qui s’y prêtent le mieux, le club étant également doté d’une équipe féminine qui est dans une situation encore plus désespérante que l’équipe masculine. La transformation de Caroline, qui s’est récemment inscrite dans l’espoir d’attirer l’attention de Bruno, à l’aide d’un soutien-gorge rembourré et du remplacement de ses lunettes par des lentilles a un tel succès que même celui-ci ne l’a pas reconnue.

La sécurité est bien entendu une préoccupation majeure du club durant ce séjour. La police municipale s’étant encore ridiculisée en ne pouvant rien faire il y a quelques jours lors d’un affrontement entre militants d’Alternative Antifasciste et colleurs d’affiche du Parti Pour la Liberté pour une sombre question d’affichage électoral, affrontement qui s’est d’ailleurs soldé sur une victoire d’Alternative Antifasciste par KO.

Boubacar a alors eu l’excellente idée de proposer un petit complément de revenu à des militaires en permission pour assurer la sécurité de son prestigieux visiteur, gageons que ça fera plus viril que l’agent René Deblanchard et son légendaire embonpoint, victime régulière des taquineries des jeunes de la cité.

Pour finir, Boubacar a eu le bon sens de programmer la venue de son prestigieux visiteur pour la 14e journée du championnat des moins de 19 ans avec un affrontement contre Orléans. Ainsi il a bon espoir que la bande à Gabriel livre une grande démonstration de force sous les yeux de son acheteur.

Le plan est clair, masquer les aspects les moins reluisants de la vie à Sevran à ses visiteurs, à la manière d’un village Potemkine. Si le syndrome de Paris peut causer des hallucinations et des vertiges à certains touristes japonais, on n’ose imaginer l’effet qu’une visite à Sevran non filtrée pourrait causer à la famille Miyazaki.

En début d’après-midi, un avion en provenance de Tokyo se pose à l’aéroport de Roissy, monsieur Miyazaki en sort, accompagné de son conseiller Yuji et de sa fille Kasumi. Le plan démarre bien, les douaniers, soucieux de ne pas froisser leur hiérarchie, ne causant aucun souci à la famille et se montrent par ailleurs fort courtois.

Yuji ne manque pas d’ailleurs pas de remarquer que les autorités françaises sont bien plus civilisées que leurs homologues américaines. En effet, lors d’une visite à New York il y a deux ans, Kasumi avait été traumatisée par le comportement des agents de TSA, une grosse femme avait tourné les piqûres de moustiques qui lui font office de seins dans tous les sens, ignorant froidement ses cris de douleur. Suite à cet incident, elle n’a plus repris l’avion jusqu’à ce jour et son père, quelque peu rancunier, avait annulé des négociations pourtant longues de six mois avec un grand groupe américain.

C’est un premier succès pour le comité d’accueil, qui continue sur sa bonne lancée, dès la sortie de l’aéroport, un groupe d’hommes vient protéger le trio de la forte pluie qui s’abat sur la région parisienne avec des parapluies fort robustes, chose fortement appréciée par Kasumi qui est particulièrement délicate.

Le trio est alors conduit vers des Mercedes de couleur verte, en référence aux couleurs du club. Si monsieur Miyazaki n’est pas un fervent adepte de ce coloris, force est de constater que tout le reste montre pour lui un grand professionnalisme de la part du personnel de l’AS Sevran, chose qui le surprend favorablement venant d’un club à faibles moyens.

Une fois au stade Alfred Nobel, la journée de rêve se poursuit pour Boubacar et ses invités, les joueurs et le personnel sont tous très élégamment vêtus et saluent cordialement les visiteurs. Yuji tombe rapidement sous le charme de Sabrina, la grande soeur de Khalid, alors que de façon plus sérieuse monsieur Miyazaki a la chance de pouvoir discuter avec Marc, dont l’anglais est impeccable, des avantages du 3-5-2.

C’est un Boubacar triomphant qui conduit le clan Miyazaki dans un hôtel parisien réputé en fin de journée, son plan a parfaitement fonctionné, il n’a plus besoin que d’une belle prestation de l’équipe de jeunes le lendemain pour que l’affaire soit dans le sac.

Le lendemain, la pluie est toujours au rendez-vous pour la confrontation entre les jeunes sevranais et leurs homologues d’Orléans. Par conséquent, les tribunes sont désertées par tous, à l’exception du trio japonais, d’une délégation de cadres du club et du professeur d’anglais du lycée Robespierre pour aider les jeunes si monsieur Miyazaki venait à leur adresser la parole.

Conscients de l’enjeu, les jeunes sont remontés à bloc, même si Gabriel aurait préféré que l’offre suédoise soit retenue après être tombé sur une photo des deux filles de la repreneuse potentielle, qui soyons honnêtes, ont en effet une poitrine un brin mieux fournie que celle de Kasumi. Tous sont conscients que le rachat du club par une grande fortune serait une belle opportunité de maintenir le centre de formation à flot pour les années suivantes, et donc potentiellement pour leurs petits frères et ceux de leurs amis de la cité.

Et cet éclat se retrouve sur le terrain, si la technique de Bruno et Khalid est contrariée par la pluie, la puissance physique de Valentino peut en revanche pleinement s’épanouir, l’attaque orléanaise est totalement privée de ballons, en grande partie grâce à la démonstration de force du milieu défensif. Chose qui aide les joueurs offensifs à jouer sans complexes, et après 22 minutes de jeu, un une-deux parfaitement exécuté entre Louis et Gabriel permet au premier cité d’ouvrir le score.

Par la suite, l’équipe se montre moins virevoltante que dans d’autres matchs, l’effort physique requis étant important, les stars de l’effectif en gardent sous le pied pour la deuxième mi-temps. On se concentre alors sur les frappes de loin, Valentino est assez malchanceux, son tir limpide de 35 mètres s’écrasant contre le poteau gauche orléanais, c’est la cinquième fois en 14 matchs qu’il touche du bois sur des frappes longues, de quoi être légèrement nerveux.

Sur l’action suivante, Valentino passe ses nerfs sur un milieu de terrain orléanais en lui assénant mesquinement un coup de coude alors que les arbitres avaient le dos tourné. Alors que le jeu change de sens suite à un arrêt du gardien sevranais, le capitaine orléanais cherche à venger son coéquipier et se livre à un geste d’humeur malheureux en poussant brutalement Valentino, qui voyant que l’arbitre s’est retourné, se roule par terre au lieu de répliquer.

N’ayant vu que la fin de l’action et ayant reçu des consignes de sévérité, l’arbitre sort immédiatement le carton rouge contre le capitaine orléanais, à la plus grande fureur de son équipe. En tribunes, Boubacar craint que ce type d’incident ait quelque peu refroidi son convive, connaissant le manque de vice fréquent des joueurs japonais et a secrètement envie d’aller coller une bonne baffe à son jeune milieu défensif.

Ses inquiétudes sont heureusement infondées, en homme d’affaires qui se respecte, monsieur Miyazaki a franchement apprécié le pragmatisme froid de son éventuel futur employé, et est de plus en plus agréablement surpris par le professionnalisme émergent de cette structure encore fortement amateure.

La mi-temps arrive bien vite, le score est toujours de 1-0, mais les sevranais sont en supériorité numérique et ont bien ménagé leurs forces, il y a donc une certaine confiance qui règne en tribunes pour une rapide aggravation de la marque. Confiance qui se retrouve également dans les vestiaires où les joueurs plaisantent sur la manière dont leurs rivaux semblent essoufflés alors qu’eux sont aussi frais qu’une journée ordinaire à Sapporo.

Pourtant à la 47e minute, c’est Orléans qui réalise le hold-up, obtenant leur premier coup franc bien placé du match, ils bénéficient d’une glissade du gardien pour marquer un but chanceux. La colère des joueurs sevranais sera encore plus glaciale que la pluie qui s’abat continuellement sur le terrain.

Sur le coup d’envoi, Gabriel réalise un slalom fabuleux et tout en puissance à travers une défense orléanaise pétrifiée, il n’a qu’à remettre tranquillement en retrait pour que Bruno redonne instantanément l’avantage aux siens. En marquant ce but, les orléanais n’ont pas cassé le moral de leurs rivaux, au contraire, ils leur ont donné le coup de fouet qui leur manquait, une attitude qui ne manquera pas de combler monsieur Miyazaki.

En effet, la suite du match sera une véritable démonstration de puissance de la part de la jeune garde sevranaise, tout d’abord sur une longue ouverture de Valentino pour Khalid à travers une défense bien trop lente à la 51e minute pour le troisième but. Puis sur une percée supersonique de Louis qui pousse les orléanais à la faute dans la surface peu avant l’heure de jeu, Gabriel ne manquera pas d’exécuter la sentence avec son sang-froid habituel.

Le spectacle est loin d’être fini, c’est ensuite Valentino qui se distingue en expédiant enfin une frappe puissante de 25 mètres dans la lucarne orélanaise. Boubacar est d’ailleurs particulièrement heureux de ce but, l’ensemble du fabuleux quintet sevranais, son principal argument commercial, a marqué sur ce match alors qu’il reste encore plus de 20 minutes.

Valentino, déchaîné sous la pluie, s’offre ensuite sa deuxième passe décisive du match en adressant un centre bien ajusté sur le grand gabarit de Khalid qui expédie tranquillement le ballon au fond des filets. Avec un score de 6-1 à un quart d’heure de la fin, le coach ne prend pas de risques inutiles, Louis, Gabriel et Khalid sont envoyés sur le banc pour éviter une blessure.

Qu’à cela ne tienne, Bruno et Valentino peuvent également assurer le spectacle seuls face à une équipe orléanaise à l’agonie, le portugais s’offre d’abord le doublé sur une jolie inspiration à l’entrée de la surface de réparation à la 81e minute. Cinq minutes plus tard, son coéquipier y va aussi de son doublé après avoir percé la défense adverse de toute sa puissance, trois orléanais finissent d’ailleurs au sol après avoir tenté de lui subtiliser le ballon, avant de conclure seul, une fois n’est pas coutume.

C’est donc sur le très imposant score de 8-1 que se termine ce match sous les yeux d’un monsieur Miyazaki forcément impressionné, même s’il faut reconnaitre que l’opposition n’était pas véritablement la plus forte rencontrée par cette prometteuse équipe. Boubacar boit du petit lait, son plan fonctionne à la perfection, c’est un Sevran totalement éloigné de la triste réalité qui s’offre au regard de l’acquéreur.

Le milliardaire japonais ne fait d’ailleurs pas de mystère de son admiration envers cette équipe de jeunes prodiges du ballon, et annonce qu’il serait ravi de passer un journée avec eux pour mieux découvrir l’état d’esprit des futurs tauliers de son équipe, après tout il est là pour ça, ce n’est pas l’équipe première qui contient deux joueurs corrects dont un en prêt qui l’a fait venir ici.

Légitimement, Boubacar est fortement embarrassé, si ses contacts peuvent dire aux douaniers de mettre de côté le zèle, s’il a les moyens de lever une armée de parapluies, s’il est capable de trouver un service de sécurité en béton, s’il a le goût pour veiller au respect de l’esthétique par les siens, s’il a l’audace de jouer la carte de la séduction en pleine cité, s’il a le sens de l’anticipation pour proposer un match splendide à son riche partenaire d’affaires, trouver un moyen de calmer cette bande de nerveux pendant une journée semble être une mission impossible.

Quoi qu’il en soit, Boubacar n’est pas en position de refuser, et monsieur Miyazaki aura donc le privilège de passer la journée de mercredi avec l’élite de la jeunesse sevranaise. Fidèle à son tempérament, Boubacar ne dépose pas les armes et discute immédiatement avec le père de Louis, le meilleur relais avec la jeunesse locale, pour trouver le meilleur guide possible pour ses invités.

Il est vite déterminé qu’un des cinq as serait le choix le plus légitime aux yeux de monsieur Miyazaki, malheureusement ils ont tous leurs problèmes. Khalid a 4 de moyenne en anglais, chose qui rendrait la discussion quelque peu périlleuse, Louis a un tempérament qui ne collerait pas du tout avec le formalisme imposé dans une telle rencontre, Bruno est du genre à vite péter les plombs, chose qui pourrait vite créer un incident des plus embarrassants, Gabriel est si pieux qu’il pourrait laisser tout en plan à l’heure de la prière et Valentino n’a jamais caché ses sympathies pour les idées d’extrême gauche, la rencontre avec un grand patron ne serait pas franchement une sinécure.

Après très mure réflexion, Boubacar pense que le plus sage reste de tenter de raisonner Valentino, le bien-être de ses amis vaut bien un petit sacrifice idéologique, et monsieur Miyzaki ne doit pas avoir un si mauvais fond. Mais on ne va pas cacher que Boubacar est quelque peu pessimiste, compter sur un gamin de 16 ans, qui plus est communiste, pour vendre un club pourri dans une ville à la réputation sulfureuse à un milliardaire japonais, ce n’est pas donné à tout le monde.
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