Fiction - Le syndrome de Sevran

Chapitre 5
Probablement rien en commun

Dimanche 14 décembre 2014

Loin de l’agitation qui traverse le cerveau des pontes du club, l’équipe des moins de 19 ans célèbre sobrement son triomphe en s’adonnant à une partie de FIFA-piment dans la salle vidéo. Le principe de ce jeu est très simple, un but encaissé, c’est un piment thaï hot à avaler.

L’entraineur a vivement encouragé une telle pratique, y voyant un progrès par rapport à l’ancienne coutume barbare qui consistait à frapper le plus mauvais joueur du match ou encore par rapport aux multiples provocations envers la police locale qui avaient encore cours il y a quelques semaines. Le staff a bon espoir de voir une moyenne inférieure à deux hospitalisés par victoire en deuxième partie de saison, la professionnalisation est en marche.

Alors que Valentino s’apprêtait à faire avaler un piment à Dimitri, le farceur du groupe est sauvé par l’arrivée du père de Louis dans la pièce qui demande à discuter en privé avec Valentino. Celui-ci rejoint de bon cœur son bienfaiteur et les deux hommes s’éloignent de la salle vidéo pour tenir une longue conversation.

Vu l’ampleur de la tâche que Boubacar confie à Valentino, il avait estimé qu’il valait mieux que la requête provienne du père de Louis, pour bien lui faire comprendre que la mission qui lui est confiée porte les espoirs de développement de toute une ville et pas seulement ceux de l’équipe, espérant ainsi rendre son petit sacrifice idéologique plus supportable et valorisant.

Si Valentino n’a pas grand mal à accepter le principe de faire des concessions pour le bien-être de ses amis, il reste un problème majeur, même s’il est plus capable d’arrondir les angles qu’un Bruno, son attitude n’est pas franchement la plus compatible avec la rencontre d’un milliardaire, et surtout qu’aura t-il à lui dire pendant toute une journée ? Les deux hommes n’ont probablement rien en commun si l’on exclut l’amour pour le football, et on peut légitimement douter que monsieur Miyazaki ait envie de parler de football pendant des heures.

La solution semble se dégager lors du repas du soir entre les jeunes espoirs sevranais, récompensés par leur coach qui leur accorde le droit de se restaurer à la pizzeria du coin vu leur sompteusue prestation de l’après-midi. Khalid suggère à Valentino d’utiliser internet pour en savoir plus sur ce milliardaire japonais, si cet homme aime autant le football, il pourrait avoir quelques centres d’intérêt peu orthodoxes vis à vis de son rang.

Une fois rentré dans sa chambre du centre de formation, Valentino se lance dans une nuit de recherches sur internet pour en savoir un maximum sur son futur interlocuteur. Il est vite rejoint derrière l’écran par Gabriel qui ne pouvait décemment pas laisser un ami seul, puis par Louis qui est toujours de bon conseil pour mettre les gens à l’aise, Khalid étant excusé de par son piètre niveau d’anglais.

Au moment où Gabriel décide de célébrer la victoire en entamant une bouteille de whisky, Valentino découvre une première facette surprenante de la personnalité de monsieur Miyazaki en découvrant le fait qu’il avait rompu des négociations avec un groupe américain suite aux mauvais traitements infligées à sa fille par les douanes locales. Un homme qui fait passer l’honneur familial avant les affaires ne peut être si mauvais.

A 2 heures du matin, alors que l’on entend les ronflements de Bruno, totalement épuisé, dans la chambre d’à côté et que Gabriel est scotché à son portable. Valentino lit une interview de monsieur Miyazaki exposant son désarroi devant la situation politique de son pays, devenue une véritable course au nationalisme le plus malsain, une rhétorique qui sonne doux aux oreilles de ce farouche opposant au Parti pour la Liberté.

Dans la même interview, le milliardaire évoqué ses investissements hors de sa marque phare Akabura. Louis et Valentino ont vite l’idée de regarder la liste des sociétés dont il est actionnaire, peut-être y a t-il quelque chose en rapport avec un sujet de discussion plus intéressant.

La liste est interminable, les yeux de Louis commencent le torturer, mais après un bon quart d’heure de lecture, Valentino semble se figer devant l’écran comme s’il avait vu Nicolas Montini réussir une sortie décisive. Il vient de découvrir que monsieur Miyazaki est le propriétaire d’une société nommée Hard On Offer.

Valentino demande alors à Gabriel et Louis s’ils se souviennent du film pornographique qui avait provoqué la bagarre dans la salle vidéo. Le film en question est produit par Hard On Offer, comme approximativement la moitié des vidéos présentes sur le fameux disque dur de Valentino. Celui-ci, en cinéphile averti, explique à ses coéquipiers que cette société est le leader incontesté de la pornographie au Japon.

Hard On Offer est en effet un producteur réputé pour son audace prononcée, si les situations cocasses de certains films sont particulièrement prisées par Valentino, les vidéos de simulation de viol ou d’inceste ont également une réputation toute particulière dans le milieu. Au terme de cet exposé, Gabriel a envie de vomir, mais il ne sait pas si c’est lié à l’exposé lui-même ou aux fortes quantités d’alcool ingérées après le repas.

Quoi qu’il en soit, le trio se rend compte qu’un changement radical de stratégie s’impose, ce n’est pas monsieur Miyazaki qu’il faut préserver, vu son passif, il est probable qu’il ne soit pas choqué par grand chose, mais sa fille. Les jeunes héros de l’AS Sevran passent alors le reste de la nuit à réfléchir à une liste d’impairs à ne surtout pas commettre envers la jeune fille, la clé de l’avenir de la ville est plus que jamais dans leurs mains.

Le lendemain, Louis se charge de communiquer le plan aux jeunes de la cité, il ne veut surtout pas de scandale concernant l’attitude de la population locale vis à vis de Kasumi Miyazaki. Valentino, de son côté, ajoute qu’il se chargera personnellement de crever les yeux de celui qui oserait dire à la jeune fille “Wesh wesh, mademoiselle, tu me suces ?”, la marque de romantisme de mise dans la cité n’étant pas véritablement la même que celle existante au Japon.

A fortiori, celui qui tenterait de mettre la main aux fesses de la jeune demoiselle recevra une vingtaine de coups de barre de fer en pleine tête. La sanction envers celui qui lui proposerait de la drogue n’a pas été divulguée, mais on peut supposer qu’on ne devrait pas être loin d’un écartèlement en place publique. Il faut bien montrer à la face du monde que cette cité est un lieu civilisé.

Le mercredi, la cité est donc fin prête à recevoir son prestigieux visiteur. Pour l’occasion, les jeunes footballeurs ont pu s’absenter du lycée Robespierre avec la bénédiction du responsable de la formation, n’oublions pas qu’il faut avoir le sens des priorités dans la vie.

C’est donc au grand complet que l’équipe des moins de 19 ans salue monsieur Miyzaki et sa fille. Alors que cette dernière ne parvient pas à comprendre comment des gens peuvent vivre dans des tours en si mauvais état, son père va à l’essentiel et discute avec Valentino du niveau de l’équipe première.

Il ne faut pas le cacher, il est difficile de sur-vendre cette équipe de bras cassés à qui que ce soit, d’autant plus que pas mal de monde dans l’équipe de jeune est intimement persuadé d’être capable de faire mieux et que si le coach n’était pas un vieux débris, ils l’auraient déjà démontré à la France entière.

Valentino adopte donc l’approche traditionnelle de tout supporter qui se respecte en mettant tous les maux du monde sur les épaules de l’entraineur de l’équipe première, celui ci est d’abord décrit comme incapable de faire confiance aux jeunes, puis comme extrêmement frileux tactiquement, comme aussi passif qu’une grande folle dans une partouze et ne devant son salut qu’au corporatisme régnant entre les entraineurs français et le journal sportif de référence.

Le sort de ce pauvre Bertrand Tison étant scellé, Valentino essaie d’enchainer sur une note de positivité en dressant les louanges de Marc Verdier, mais il est souvent obligé de demander un peu d’aide à Khalid pour en dire du bien. En effet, à titre personnel, Valentino n’est pas vraiment impressionné par la star de l’équipe, estimant que celui-ci a le physique d’un mollusque et qu’il est bien trop conservateur dans ses choix de jeu, mais il faut savoir déformer la vérité pour aider ses amis.

Alors que monsieur Miyazaki prend bonne note des diverses remarques faites sur l’effectif de l’équipe première, sa fille lui fait savoir qu’elle a un peu faim. En bon papa attentionné, monsieur Miyazaki demande alors à Valentino de lui indiquer le meilleur restaurant de la ville. Après de longues hésitations et une concertation avec ses amis, Valentino demande à son prestigieux interlocuteur s’il a quelque chose contre la gastronomie turque.

C’est donc au kebab “Chez Abdullah” que la fine équipe se retrouve, alors que la pauvre Kasumi a envie de se planquer dans un coin de ce lieu qui, il faut le reconnaitre, n’a pas grand chose avec le genre de restaurant qu’elle fréquente habituellement, Gabriel se charge de passer les commandes avec sa forte voix si distinctive.

Comprenant qu’il faut un peu distraire Kasumi, qui ne semble vraiment pas à l’aise, afin de ne pas laisser filer le marché, les jeunes se disent qu’un peu de musique ne lui ferait pas de mal. Ils convient alors un de leurs amis non-footballeur, MC 20 centimes, de son vrai prénom Vincent, un jeune malgache installé récemment dans la cité qui rêve de percer dans le rap, à lui interpréter ses meilleurs morceaux.

Alors que Vincent est déchainé et que Bruno commence à se demander s’il n’a pas fait une boulette en le recommandant à Gabriel et Valentino, ses beuglements sont interrompus par la table d’en face. Un des occupants lui reprochant vivement de faire du rap à dix centimes, outré, Vincent lui fait rappeler que son pseudo est MC 20 centimes.

Alors que l’on aurait pu croire que ce brillant argument ferait terminer la dispute, l’audacieux lui dit que ce n’est pas très joli de copier de vrais artistes comme 40 cent. Fou de rage, Vincent s’exclame “C’est 50 cent, connard !” et une bagarre éclate entre les deux hommes. Certains jeunes joueurs auraient bien aimé s’y joindre, mais les consignes de Louis et Valentino ont été formelles.

Abdullah, le patron de l’établissement, va alors intervenir, saisissant les deux insolents et les éjectant de son restaurant avec un bon coup de pied sur le postérieur. Le serveur amène alors les kebabs au groupe, l’objectif est accompli, Kasumi n’aura pas vraiment eu le temps de s’ennuyer avant le repas.

A table, les styles sont différents, alors que Bruno est sur la retenue, craignant pour son poids de forme, que Valentino et Khalid se comportent comme des goinfres, que Louis met des plombes à manger comme le temps entre deux de ses blagues est limité et que monsieur Miyazaki mange avec délicatesse le plat turc, les véritables difficultés se posent lorsque Kasumi tente de manger le kebab avec une fourchette et un couteau.

Fort heureusement, Valentino comprend vite le problème et offre à la jeune fille une paire de baguettes piquées au restaurant chinois du quartier, chose qui lui offre naturellement une bien plus grande aisance à profiter du délice turc qui s’offre à elle. Dans le même temps Gabriel se dit qu’il devrait peut être réduire sa consommation de cannabis comme il a vraiment beaucoup d’hallucinations ces derniers temps.

A la fin du repas, monsieur Miyazaki décide de visiter le lycée Robespierre pour s’enquérir de la qualité de la formation reçue par les jeunes. Il ne peut que constater les lourdes difficultés de l’établissement, le matériel de la salle informatique datant de Mathusalem, il serait difficile de cacher la vérité au fondateur d’Akabura.

Au cours de cette visite, il s’entretient à nouveau avec Valentino, s’attachant ce coup-ci à la population de la cité en elle-même, souhaitant démêler le vrai du faux concernant les rumeurs selon lesquelles la population locale serait quelque peu hostile à la police. Valentino, de son plus bel air indigné, s’insurge de pareilles rumeurs et affirme que les relations des jeunes avec la police sont très bonnes, une partie de pétanque ayant même été organisée en début de semaine dernière.

Alors que Khalid demande discrètement à Valentino de quelle partie il parle, celui-ci évoque la fois où Rachid, l’occupant d’un des studios du onzième étage avait lancé une boule de pétanque en direction de l’agent René Deblanchard, ne manquant pas de préciser que c’est de la pétanque, Rachid ayant visé le cochonnet.

Au terme de la conversation, monsieur Miyazaki s’interroge sur la situation sociale dans la cité. Lancé sur un tel sujet, le naturel de Valentino revient au galop, il évoque pêle-mêle, la pauvreté des habitants, l’insalubrité des logements, l’influence néfaste des dealers, la rhétorique malsaine du Parti pour la Liberté, la démission des responsables politiques et la problématique des discriminations à l’embauche.

Gabriel est atterré par la publicité particulièrement corsée que vient d’offrir Valentino à l’équipe et à l’ensemble de la cité, alors que monsieur Miyzaki essaie de traduire à sa fille tout ce qui vient d’être dit. Même sans comprendre le japonais, on peut déduire de ses réactions qu’elle ne pensait probablement pas qu’il soit possible que des choses pareilles existent encore dans un pays comme la France, abreuvée de clichés un peu trop flatteurs par les créateurs de son pays.

Monsieur Miyazaki s’adresse une dernière fois à l’équipe et leur dit que sa fille estime qu’il est terrible que de pareilles choses arrivent à des gens aussi gentils qui les ont si bien accueillis et qu’elle a vraiment envie de les aider. Il estime que ceci est une bonne chose étant donné que la possibilité de laisser une marque encore plus profonde qu’une équipe de football est potentiellement le challenge le plus excitant de toute sa carrière, en plus d’être quelque chose qui pourrait donner à l’équipe et à lui-même une image commerciale unique.

Le père et la fille étant sur la même longueur d’ondes, le sort est jeté, bientôt l’AS Sevran changera de propriétaire. Les jeunes, d’abord persuadés que Valentino avait fait une erreur majeure en laissant parler son instinct plutôt qu’en se livrant à une réponse formatée, n’en croient pas leurs oreilles et mettent plusieurs minutes avant de vraiment comprendre ce qu’il s’est passé. Là aussi le sort en est jeté, soirée FIFA-piment pour tout le monde, et le lycée Robespierre recevra un joli paquet de certificats médicaux demain matin, mais ce coup-ci personne ne s’en plaindra.

La fin de semaine est mise à profit par les Miyazaki pour rechercher un appartement dans les quartiers les plus aisés de Paris, aider les pauvres, ça passe encore, mais aller vivre avec eux, il ne faut pas exagérer, monsieur Miyazaki est peut-être un bobo gauchiste comme le diraient si distinctement nos amis du Parti pour la Liberté, mais en aucun cas un idiot intégral.

Ils ne manqueront cependant pas d’assister au match de football du vendredi soir où les locaux opposent une formidable résistance au leader dijonnais, bien que menés tôt dans la partie, ils prennent le jeu à leur compte et sont récompensés à la dernière minute lorsque Marc Verdier est fauché dans la surface après une belle percée.

Étienne Baron ne manque pas l’occasion de transformer le pénalty et c’est sur ce match nul très positif que s’achève la venue de monsieur Miyazaki. Celui-ci informe Boubacar qu’il va passer les fêtes avec ses proches au Japon et que le rachat formel interviendra début janvier. Le public ne sait pas qu’il ne célèbre pas seulement cette démonstration de force de caractère de ses protégés mais aussi la fin de l’ère Marquet.

Le lendemain, alors que l’avion transportant les Miyazaki s’éloigne de la France, Bruno fait remarquer à ses coéquipiers que quelque chose lui manque depuis une semaine, et très vite tous les jeunes en arrivent à la même conclusion, c’est donc dans une joie particulièrement communicative que débute une bien belle bagarre collective.
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