Fiction - Le syndrome de Sevran

Chapitre 6
Le nouveau père Noël de Sevran

Lundi 5 janvier 2015

Passée l’euphorie des fêtes, c’est la rentrée pour tout le monde. C’est bien sûr la rentrée au lycée Robespierre où tout semble se dérouler comme à l’accoutumée, durant le cours soporifique de madame Léjeaut, la professeure de philosophie. Caroline tente de faire passer des mots à Bruno qui n’en a rien à foutre comme à son habitude. Louis dort en classe, fatigué de ses prouesses de la veille et Khalid se dit qu’il aurait mieux fait de commander un faux certificat médical.

Gabriel est le seul heureux de cette rentrée puisqu’il n’a pas eu de mal à charmer Thana, ce qui constitue son vingtième succès de suite, les temps ont changé depuis le râteau infligé par Linda en fin de seconde. Au milieu de ce vacarme, madame Léjeaut tente de communiquer à ses élèves une bibliographie au moins aussi longue que l’engin de Rocco Siffredi, mais elle est interrompue par une dispute entre Bruno et Charles, l’intellectuel de la classe, au prétexte que ce dernier aurait l’étrange lubie de vouloir écouter le cours. Dispute qui se conclura par une victoire de Bruno par KO et une interruption de cours devant une foule en liesse.

Au stade Alfred Nobel, l’ambiance est nettement moins bon enfant, peu après l’entrainement du matin, une conférence de presse est organisée par le club. Persuadés de devoir entendre à nouveau les élucubrations du vieux Tison qui tente de faire croire à tout le monde que les difficultés de l’équipe sont liées au mauvais état du terrain d’entrainement, plusieurs journalistes ont boycotté l’évènement, et on peut dire que les absents ont toujours tort.

A la surprise des journalistes, ce n’est pas le vieil entraineur qui apparait devant leurs yeux, mais Boubacar Traoré entouré de quatre individus dont trois japonais, qui pour une fois, semblent là pour faire autre chose que prendre des photos. Boubacar annonce à une assistance médusée que la revente du club a été signée il y a environ une demi-heure et présente à l’assistance les personnes l’accompagnant.

A tout seigneur tout honneur, Shigeru Miyazaki est présenté le premier, le patron d’Akabura est le nouveau propriétaire du club, à la surprise de beaucoup. Il faut dire qu’imaginer qu’un homme dont la fortune est évaluée à plus de vingt milliards d’euros, ne fait pas franchement immédiatement penser au genre de personne qui pourrait reprendre l’AS Sevran et ses infrastructures miteuses, et c’est d’ailleurs pour les éviter un maximum qu’il délègue la gestion du club à d’autres.

Son fidèle conseiller Yuji Nozaki, quant à lui, devient le président du club. C’est donc lui qui aura l’immense honneur de faire toutes les annonces relatives aux changements que va subir le club et qui aura donc le bonheur de faire savoir à la moitié de l’effectif qu’ils sont virés, la seule différence avec le monde de l’entreprise étant qu’il faudra embaucher encore plus de monde.

Le poste de vice-président, c’est à dire le plus gros planqué du club, revient à un associé de longue date de monsieur Miyazaki, Katsuro Tanaka, son but sera principalement de faire de la lèche à d’autres entreprises plus ou moins partenaires avec Akabura afin de contourner plus facilement le fair-play financier à l’avenir. Comme aime tant le dire monsieur Miyazaki, ne pas tenter de contourner une règle, c’est ne pas respecter le sport en ne jouant pas à fond.

Mais le principal intérêt pour le club est l’arrivée d’un directeur sportif, Nacio Rojas, légende du football espagnol. Il a été immédiatement séduit par le projet, disposer d’une telle ruine pour pouvoir recruter au moins quarante joueurs en deux ans sans que personne ne pleure sur la stabilité de l’effectif, ça n’arrive pas tous les jours pour un négociateur aussi fin.

Notre brave Boubacar n’a pas été oublié, il devient le directeur général du club, il aidera à effectuer la transition et à nouer le dialogue avec les populations locales. Il est également chargé de dialoguer avec les élus locaux, chose particulièrement importante pour les investissements de monsieur Miyazaki.

En effet, pour s’attirer les faveurs du public, monsieur Miyazaki a annoncé le lancement immédiat de plusieurs investissements, avec la construction d’un nouveau centre d’entrainement qui devrait booster l’emploi dans le secteur du bâtiment, des dons de matériel informatique aux établissements scolaires de la ville et encore mieux, l’ouverture d’une succursale d’Akabura à Sevran.

Pour ne rien gâcher, le nouveau père Noël de Sevran annonce également le renvoi du coach, devenu fort impopulaire pour son style des plus soporifiques, et l’arrivée de deux nouveaux joueurs dès le lendemain, si leur visite médicale est concluante bien sûr. Inutile de dire que suite à cette conférence de presse, les opinions favorables au club et à son nouveau propriétaire dans la ville doivent atteindre un niveau digne de l’élection d’un dictateur africain.

Alors que les médias s’interrogent sur cette surprenante nouvelle, Boubacar savoure un triomphe bien mérité de retour dans la cité, il faut dire que c’est probablement la première fois depuis 50 ans qu’il arrive quelque chose de nature à susciter l’espoir ici, l’heure est donc à la célébration et les youyous se font particulièrement bruyants.

Les seules femmes de la ville à ne pas se joindre à cette célébration sont les footballeuses, bien qu’appréciant la nouvelle, elles sont affairées à leur entrainement, d’autant plus qu’elles doivent accueillir une nouvelle joueuse, Kasumi Miyazaki, la fille du nouveau propriétaire des lieux. De façon fort logique, les filles multiplient les courbettes, courbettes inutiles dans la mesure où Kasumi ne parle pas encore le français.

Même si l’équipe féminine évolue au troisième niveau, la première réaction des joueuses est de se demander comment une jeune fille aussi frêle, qui donne l’impression d’avoir encore 12 ans alors qu’elle en a sept de plus, peut s’en tirer sur un terrain. Après les exercices d’échauffement d’usage, le coach propose une petite confrontation entre titulaires et remplaçantes, Kasumi rejoignant les remplaçantes.

Les filles ont vite leur réponse, sur son premier ballon, Kasumi fait tourner la tête de deux joueuses sur une roulette avant de foncer vers le but à une vitesse exceptionnelle, avant de conclure en dribblant facilement la pauvre gardienne. Des scènes du même genre se reproduisant quatre fois en un peu moins de dix minutes, l’entraineur se dit qu’il serait peut-être temps de regarder le dossier qui lui a été communiqué par la nouvelle direction du club à ce sujet.

Le dossier est éloquent, Kasumi est actuellement membre de la sélection japonaise des moins de 19 ans, elle est réputée pour sa technique déjà très aboutie, mais surtout pour sa vitesse prodigieuse, elle court le 100 mètres en moins de onze secondes et demi. Alors que plusieurs titulaires pestent contre leur entraineur qui devrait plus faire attention aux papiers qui s’entassent sur son bureau, une chose est certaine, avec une joueuse pareille au troisième niveau, les matchs risquent d’être douloureux à regarder.

Dès le lendemain, la deuxième conférence de presse des nouveaux hommes forts de l’AS Sevran est du même niveau que la première. L’arrivée de Konstantínos Labakis, le brillant ailier droit de la sélection grecque espoirs, surtout connu par les amateurs de football français pour avoir inscrit le but éliminant les jeunes français de l’Euro espoirs, en surprend plus d’un, en effet on aurait plus imaginé un tel joueur en Ligue 1.

Konstantínos a ses raisons, il est vrai que sa tendance à péter un câble dès que ça tourne mal n’a pas remporté l’adhésion des clubs de Ligue 1 malgré son grand talent. Chose problématique étant donné qu’il souhaitait jouer en France pour sa première expérience hors de Grèce, connaissant déjà la langue et ayant des cousins dans le pays.

Le projet de l’AS Sevran qui lui a été présenté par Nacio Rojas l’a vite séduit, des moyens très larges qui font que le passage en Ligue 2 devrait être bref, une ville à l’ambiance très chaleureuse, beaucoup de jeunes prometteurs pour tirer l’équipe vers le haut, mais aussi et surtout un salaire fort généreux. La seule chose qui le gêne dans le projet est le fait de devoir jouer en vert, chose qui ne ravit jamais un supporter de l’Olympiakos, mais il a obtenu quelques garanties à ce sujet, monsieur Miyazaki n’étant pas non plus un grand fan du coloris, l’équipe jouera tant que possible en blanc.

L’autre recrue fait couler moins d’encre, le très expérimenté arrière gauche international tunisien Mohamed Ben Hassine, est un homme très discret et plein de professionnalisme. L’espoir des dirigeants du club est d’en faire une sorte de guide pour Konstantínos et l’armada de jeunes casse-cous qui frappe aux portes de l’équipe première, chose qui ne sera probablement pas du luxe.

Le soir, le club organise une petite fête pour célébrer la nouvelle ère que va connaitre l’équipe et les deux nouveaux arrivants, il est certes assez ironique que beaucoup de joueurs fêtent leur futur licenciement. Mais ce soir tout le monde ne pense qu’au positif, après tout, le couperet ne tombera que dans six mois pour les plus faibles, le temps d’espérer un miracle.

En bons professionnels, Mohamed et Marc n’apprécient que modérément cette petite sauterie en pleine semaine de match. Le nouveau venu se distinguant en réclamant un jus de carotte au bar, alors que Marc a tout de même accepté de boire une bière avec ses coéquipiers. En revanche, bien qu’habituellement sérieux, Daniel fait parler ses dons naturels de polonais et démontre à tous sa superbe résistance à la vodka.

Plus dissipé, Konstantínos démontre un peu trop bruyamment sa joie d’avoir trouvé un nouveau club, et un peu aidé par les merveilles du saké, se lance dans une série d’accusations envers le président de la Ligue qu’il accuse d’avoir voulu saboter le club et qu’il ne manque pas de qualifier de “pédé” dans son langage si châtié.

Après ce petit cocktail, Boubacar procède à la lecture d’un message du nouveau propriétaire du club, monsieur Miyazaki n’ayant pas encore beaucoup avancé sur son apprentissage du français. Alors que les joueurs l’écoutent d’une oreille, attendant avec hâte le repas, un agent d’entretien totalement ivre confond la salle de réception et les toilettes, urinant sur les chaussures de Boubacar.

L’individu est alors saisi par les hommes de main de monsieur Miyazaki et passé à tabac par ceux-ci, preuve de la belle adaptation des japonais aux mœurs locales. Yuji fait également en sorte que l’impertinent soit licencié sur le champ, il faut bien que le nouveau président du club ajoute une touche personnelle aux coutumes locales, c’est ce qui fait la beauté du mélange des cultures.

Après ce beau discours, le repas est servi, sport de haut niveau oblige et acquisition par un milliardaire japonais oblige, le plat principal est composé à base de ramen. Le plus chagriné par ce menu est Marc qui peine à tolérer que soient servies des pâtes qui ne respectent pas les règles fondamentales de la gastronomie italienne bien qu’il n’ait aucune origine dans ce pays, contrairement au gardien remplaçant Nicolas Montini qui, quant à lui, n’est en aucun cas gêné par la recette, mais bien plus par ses longs cheveux gras qui pendent dans le bol.

Au terme du repas, une distraction musicale est offerte aux convives, le groupe prévu ayant eu un imprévu familial de dernière minute, Boubacar a été contraint de faire appel aux services de MC 20 centimes. Le grand espoir du rap malgache, encore amer de son exclusion du restaurant il y a deux semaines propose un nouveau titre d’une subtilité sans égal dont les premières paroles sont “Nous on est les renois, et vous êtes les grecs. Nous on est des maitres et on vous encule sec.”.

Alors que de fort logique manière, Konstantínos, déjà bien au fait des coutumes locales se prépare à défoncer le crâne de MC 20 centimes avec le plat, la démonstration du jeune artiste est interrompue par Etienne Baron qui se plaint d’un chanteur à deux sous. MC 20 centimes s’arrête alors, essayant de convertir les sous en centimes d’euros, ne voyant pas l’ailier droit grec lui foncer dessus.

Alors que le jeune chanteur est évacué vers l’hôpital le plus proche, les joueurs retournent vers leurs résidences respectives. Daniel trouve la porte de son immeuble fermée, personne ne pouvant lui ouvrir à une pareille heure et ayant oublié sa clé, il se couche alors dans une poubelle, mais sa mésaventure le fait plutôt rire, pour les sevranais, ce début de mois de janvier est si beau que rien ne semble pouvoir éteindre leur joie.
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