Fiction - Le syndrome de Sevran

Chapitre 7
On ne peut pas échapper à son destin

Mercredi 7 janvier 2015

Au lycée Robespierre, le dernier cours de la matinée de la terminale technologique E, regroupant principalement les sportifs de l’établissement, est assuré par madame Léjeaut, sans doute l’enseignante la moins populaire de l’établissement.

En effet, les élèves sont souvent déroutés par son style si caractéristique d’enseigner, un cours de 55 minutes se décomposant en une première partie de 15 minutes, le temps d’assurer la discipline, une deuxième de 20 minutes, le temps de raconter sa vie, une troisième de 15 minutes, le temps d’exposer une interminable bibliographie qu’aucun élève à l’exception de Charles ne prend le temps de noter, et encore moins de lire, et pour terminer 5 minutes de cours ordinaire comme il faut bien avancer un peu sur le programme.

Le cours de philosophie de ce mercredi se déroule de façon fort banale, Louis croyant bon de blaguer sur le nouveau look “momie” de Vincent, suite à sa performance de la veille. Ce dernier se sent alors obligé de laver l’affront sous son identité de MC 20 centimes et se met à chanter. Alors que madame Léjeaut raconte à une classe passionnée son excursion de la veille dans le RER, où elle a eu le privilège de se faire alpaguer par un de ses anciens élèves qui a eu l’élégance de la qualifier de “keh”, terme qu’elle ne connaissait manifestement pas encore.

Coupée dans son exposé si passionnant par les douces sonorités de la voix de Vincent, madame Léjeaut essaie de trouver un moyen de le faire taire, sans quoi il serait difficile de lui signifier une exclusion de cours. Le lancer de craies en sa direction ayant lamentablement échoué, Bruno, dans un élan de bonté, vient au secours de son enseignante en tentant d’étouffer son camarade en lui faisant ingérer la feuille sur laquelle il avait rédigé les paroles de sa prestation du jour.

S’empêchant de fondre en larmes devant le chaos qui secoue sa classe, madame Léjeaut accompagne Vincent et Bruno vers la sortie, mais elle est interrompue par l’arrivée inattendue du proviseur. Le chef d’établissement demande alors à lui parler en privé, alors qu’ils s’éloignent de la classe, Valentino, qui était jusque là occupé à réfléchir à un nouveau système de dossiers pour mieux s’y retrouver dans son imposante collection de films X, remarque la mine exceptionnellement sombre du proviseur et dit à Gabriel qu’il sent poindre une nouvelle particulièrement sombre.

Lorsque les deux éducateurs reviennent de leur conversation, Khalid remarque également l’air choqué de madame Léjeaut, il conclut également de lui-même que les nouvelles doivent être particulièrement graves, cette femme ayant un registre d’expressions faciales encore moins varié que celui de l’acteur de Luke Skywalker.

Le proviseur s’adresse alors à la classe pour leur annoncer la tragique nouvelle d’attentats ayant eu lieu à la rédaction de Charlie Hebdo, tragédie qui a pour conséquence très secondaire de forcer les élèves à rester sur place l’après-midi. Le lycée Robespierre étant bouclé temps que les autorités soient sûres que les terroristes en fuite ne tentent pas de faire un détour par l’établissement pour semer encore plus le chaos.

Les très pieux Khalid et Gabriel se lancent dans une prière pour les victimes, pendant que Caroline prend Louis et Valentino à part. En effet, les trois adolescents ont reçu de la part de monsieur Miyazaki la consigne de porter attention à sa fille Kasumi, qui est encore très loin de maitriser le français et encore plus loin d’avoir assimilé les mœurs locales.

Celle-ci prenant justement ses cours de langue au sein du lycée Robespierre pour des raisons pratiques, il serait bon que le trio la rejoigne avant qu’il y ait trop d’agitation dans le lycée, Kasumi étant un brin trop habituée au calme de son lycée privé de Sapporo.

Les trois quittent la salle au pas de course, Louis, la fusée de l’équipe, est rapidement à l’autre bout de l’établissement, mais hélas pas au bon étage et Caroline se rend trop tard compte que courir avec les talons hauts qu’elle avait chaussés pour essayer de séduire Bruno n’étant pas une bonne idée.

C’est donc Valentino qui se charge d’accompagner Kasumi vers le groupe, tentant de lui expliquer la situation ayant mené vers une telle escalade vers la violence et la haine, mais expliquer des années de tensions communautaires en quelques minutes, qui plus est en n’utilisant pas sa langue maternelle, est une tâche au moins aussi périlleuse que de demander à un manchot de devenir champion de tennis, et le récit s’en retrouve franchement incomplet.

Pour garder la forme, tous les sportifs de l’établissement se sont regroupés au 4e étage, mettant au profit le moindre espace disponible pour faire un peu d’exercice dans un silence presque angoissant. Chacun reste dans son style, Bruno et Valentino ont opté pour un peu de boxe, Louis et Kasumi font parler leur pointe de vitesse dans un couloir parfaitement dégagé, Khalid et Gabriel travaillent sur leur agilité avec une corde à sauter et la pauvre Caroline se tord de douleur après avoir tenté dix pompes sous les rires perfides de Dimitri qui n’a pourtant rien fait pendant cette séance improvisée.

Alors que la fatigue commence à s’emparer des sportifs, la première petite satisfaction de la journée se profile, les repas sont prêts, ils sont certes modestes, le proviseur ayant du taper dans le stock de chips servant habituellement aux journées de grève du personnel de la cantine, mais les jeunes ne sont pas du genre à faire de chichis.

Alors que Kasumi commence à en avoir trop à la moitié du sachet petite portion et que Valentino ouvre son cinquième sachet, Charles regarde les actualités autour des évènements du jour et relaie l’essor du fameux “Je suis Charlie” sur les réseaux sociaux, essor qui ne fait pas l’unanimité parmi les jeunes.

Khalid est le premier à s’exprimer, en tant que plus calme du groupe, s’il a immédiatement adressé ses prières aux victimes et à leurs familles et qu’il estime que nul ne devrait être inquiété pour ses idées, il est hors de question pour lui de donner l’impression de soutenir tout ce qu’il se dit dans cet hebdomadaire, qu’il a trouvé à plusieurs reprises provocateur et de mauvais goût envers sa religion.

Valentino ajoute qu’il estime que la liberté d’expression, c’est aussi la liberté de se plaindre du mauvais goût, et qu’avec un tel slogan on aura droit dans quelques mois à des “pas très Charlie ça dis donc” à chaque critique portée à une forme d’expression. Bruno ne manque pas de rebondir en disant que si une seule personne utilise un tel argument devant lui, il se prendra un bon coup de pied sauté dans le visage.

Gabriel voit dans Charlie Hebdo un étendard de la tradition laïcarde à la française, qui pour lui ressemble plus à un athéisme d’État qu’à une forme de neutralité religieuse, cette tradition qui est remplie d’un mépris absolu pour les religions. Gabriel parle alors de son cas personnel, assurant que c’est la religion qui l’a fait sortir de la drogue et s’en prend aux médias qui parlent sans cesse des quelques individus rendus fous par une interprétation douteuse de la religion et jamais de personnes qui ont trouvé une forme d’équilibre grâce à elle.

Tout ce que voit Louis, c’est que ce slogan est juste une façade d’unité, mais que dès la semaine prochaine, les politiciens vont se lancer dans une course à la mesure à la con inefficace, se comportant comme des vautours. Il espère juste que son père ne s’abaissera jamais à pareille bassesse dans sa modeste carrière politique.

Caroline, elle, à l’inverse, refuse de voir dans ce slogan autre chose que le symbole qu’il porte, pour elle se déclarer Charlie, c’est simplement défendre la liberté d’expression contre l’obscurantisme prôné par le terrorisme, affirmer que la plume demeurera toujours plus forte que le fusil et montrer qu’un idéal ne peut pas se détruire quand ses incarnations se multiplient.

Plus à l’écart, Charles est surpris de voir pour la première fois ses camarades de classe discuter de façon sérieuse, habituellement leurs conversations tournent principalement autour du foot, des gonzesses, du rap et éventuellement de la baston de la veille, forcément ça fait un petit choc. Mais il n’a pas le temps de beaucoup plus y réfléchir car Kasumi l’interrompt toutes les quatre secondes pour comprendre la signification d’un mot prononcé lors de cette conversation.

Mais quelle que soit leur position, tous s’accordent sur un point, le climat nauséabond que monsieur Miyazaki voulait fuir en quittant le Japon risque de se retrouver de manière démultipliée en France après de pareils actes, la course à la stigmatisation va battre son plein. A croire qu’on ne peut pas échapper à son destin.

Le fameux débat sur la manière de rendre hommage aux victimes se manifeste également dans les vestiaires de l’équipe première, si l’éventualité de porter un brassard noir, comme voulu par la Ligue, ne gêne évidemment personne au vu du traumatisme ressenti dans tout le pays.

L’idée d’un design de maillot spécial pour rendre un hommage assez voyant à Charlie Hebdo, proposée par le nouveau président du club et vivement appuyée par le capitaine Etienne Baron, ne fait pas que des convaincus. A la tête de la fronde se trouve Konstantínos qui n’apprécie que modérément un comportement qu’il n’hésite pas à qualifier de moutonnier.

Il est appuyé par Marc qui connaissant les opinions de la population sevranaise, estime qu’un signe aussi ostensible de ralliement à Charlie Hebdo ne serait très probablement pas très bien accueilli. Au final, le débat est tranché par l’usine de maillots qui ne peut pas envoyer autant d’équipements en moins de 48 heures.

L’hommage se fera donc à renforts de brassards noirs et d’une minute de silence lors au déplacement au Havre, alors 11e du championnat. Les sevranais ne partent pas favoris, les recrues n’ont eu que trois jours pour se mettre en forme et s’adapter, le nouvel entraineur n’ayant pas encore été nommé, le directeur sportif Nacio Rojas assume l’intérim comme il le peut alors qu’il n’a pas entrainé depuis plus de dix ans et on ne peut pas ignorer l’impact négatif de la grande fête organisée le jour de l’arrivée de Mohamed et Konstantínos.

Le début de match des sevranais est très timide. Le Havre domine nettement la possession du ballon, mais Mohamed bloque parfaitement le flanc droit de l’attaque havraise, pourtant vu comme un point fort de l’effectif et Marc se montre très performant dans l’axe. Les rares offensives de ce début de match viennent d’un côté gauche habituellement délaissé par les havrais et ne présentent aucun danger pour Daniel.

Très motivé par la perspective de dédier un but aux victimes, Etienne se livre comme jamais et semble s’épuiser inutilement tant les autres joueurs offensifs ne sont pas à la fête pour ce match de reprise, sans doute encore un peu anesthésiés par l’enchainement de nouvelles surréalistes pendant la semaine précédente.

Devant l’inertie de l’attaque sevranaise, les joueurs havrais gagnent en confiance et multiplient les percées du côté gauche, même si les centres finissent souvent trop facilement dans les mains de Daniel. A la 36e minute, leur persévérance est récompensée d’un pénalty après que Daniel ait été poussé à la faute sur une énième approximation d’une défense encore trop faible si l’on exclut Mohamed.

Les espoirs sevranais semblent s’envoler lorsque l’arbitre du match dégaine un carton rouge, qui peut sembler assez sévère vu la position des joueurs. Au fait de jouer à dix, s’ajoute le fait de devoir aligner Nicolas Montini, qui trouve déjà le moyen de se distinguer en trébuchant en se dirigeant vers son but, probablement trop préoccupé par sa coiffure et pas assez par la position de ses pieds.

Contre un gardien pas encore dans son match, l’attaquant havrais Sofiane Faure croit bon de tenter une panenka, mais Nicolas Montini est resté totalement immobile et capte facilement le ballon. Alors que le coach havrais lance un regard noir à son attaquant, Nicolas envoie le ballon loin devant et atteint par miracle son capitaine.

Etienne Baron qui rêvait de cette opportunité, déborde le dernier défenseur, amorce son tir, et l’envoie deux mètres au dessus. Sur le banc, Nacio se met à débiter des injures en espagnol à un rythme qui forcerait le respect de beaucoup de jeunes de la cité.

Les havrais, en supériorité numérique, prennent alors encore plus largement le contrôle du match, en témoigne cette très nette occasion à la 44e minute, où un centre de Sofiane Faure trouve la tête d’un de ses coéquipiers qui l’envoie sur le poteau gauche sevranais, permettant à Mohamed de dégager le ballon.

A la mi-temps le score est toujours vierge, mais l’AS Sevran est en bien mauvaise posture, entre son infériorité numérique, la perte de son gardien titulaire, un côté droit sinistré et une attaque sans imagination. Nacio décide que les grands maux méritent les grands remèdes, Etienne Baron est sorti sans ménagement au profit de Stéphane Germain, sans doute moins émotif ce soir.

De plus, le brassard de capitaine est confié à Mohamed, certes très expérimenté et très performant ce soir, pour cette deuxième mi-temps alors qu’il connait à peine l’effectif. Alors qu’Etienne se retient d’aller dire ce qu’il pense vraiment à son coach d’un soir, Nacio surprend l’effectif en leur demandant de jouer avec audace même s’ils sont en infériorité numérique, ce n’est pas le vieux Tison qui aurait pris tant de risques.

En début de deuxième mi-temps, cet électrochoc semble porter ses fruits, les havrais n’avaient pas imaginé que les sevranais puissent se lancer corps et âme à l’attaque, et Marc profite d’un de ces moments de flottement pour trouver Konstantínos bien isolé sur le côté gauche, malheureusement son centre passe à quelques centimètres du crâne de Stéphane Germain.

Après dix minutes, les havrais s’adaptent enfin à ce jeu très dynamique et lancent des contres tranchants, encore une fois Sofiane Faure se retrouve franchement malheureux, glissant alors qu’il partait seul au but après une offensive sevranaise bien repoussée par ses défenseurs, trahi par un mauvais choix de crampons sur une pelouse un peu trop humide.

Les équipes se renvoient coup pour coup, et c’est tout un stade qui sort de la torpeur provoquée par l’actualité récente pour encourager les siens et profiter du spectacle. Ce type d’atmosphère, si rare en Ligue 2, inspire grandement Konstantínos, qui avait jusque là réalisé un match assez décevant, l’ailier droit grec élimine deux défenseurs, exposant enfin ses capacités techniques et envoie un centre parfait dans la surface. Cette fois-ci, Stéphane arrive à temps et propulse le ballon au fond des filets d’un coup de tête puissant.

Alors que les sevranais mènent au score, les havrais reprennent l’initiative sur le match, portés par leur public, et mettant la défense sevranaise au supplice en profitant de la baisse en régime de Marc, après de nombreux efforts consentis en attaque. Durant ce temps fort, la scoumoune s’abat encore une fois sur Sofiane Faure, qui trouve la barre transversale sur une tentative de 25 mètres pour laquelle il avait réussi à parfaitement s’isoler.

A la 75e minute de jeu, les havrais obtiennent un coup franc sur le côté gauche de la surface, le ballon est envoyé dans le paquet et est mal renvoyé par l’arrière-garde sevranaise, dans la confusion générale, le ballon arrive sur Sofiane Faure, qui le contrôle et l’envoie entre les jambes de Nicolas Montini pour le but de l’égalisation, récompensant sa persistance. Pendant ce temps, Daniel explose de rage dans les vestiaires, pensant qu’il aurait pu arrêter ce tir.

Le dernier quart d’heure est à sens unique, et sur le dernier corner, il faudra une tête miraculeuse de Mohamed sur la ligne de but pour contrarier le coup de tête rageur de Sofiane Faure, qui a bien failli passer de zéro à héros. C’est donc sur un score de un but partout que les deux équipes se séparent sous les vifs applaudissements d’un public conquis.

Si ce nul ne fait pas véritablement les affaires des sevranais sur un plan comptable, il marque une belle solidité mentale de la plupart de l’équipe dans un contexte douloureux, l’émergence possible d’une vraie mentalité offensive et des débuts très encourageants pour les deux nouveaux de l’équipe. Cette équipe est encore avant-dernière, mais la sortie de la zone de relégation ne semble être qu’une question de semaines.
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