Fiction - Le syndrome de Sevran

Chapitre 10
Le football pour les réunir

Vendredi 6 février 2015

L’AS Sevran cherche à reprendre sa marche en avant après la première défaite du coach Diaz. Pour cela, le nouvel homme fort du club sevranais a effectué quelques changements, à commencer par la présence de Gabriel sur la feuille de match, chose qui suscite un certain intérêt des observateurs qui ont eu vent des prouesses de l’équipe des moins de 19 ans, en revanche les stars du club n’ont pas été affectées par ces choix.

En tribunes, le président de la Ligue, ce bon vieux Bertrand Poulain qui était il y a neuf mois à la limite de faire une crise cardiaque rien qu’à l’idée de voir l’AS Sevran souiller sa belle Ligue 2, a tenu à s’afficher ouvertement avec monsieur Miyazaki qui a fait le déplacement. Si retourner sa veste était un sport olympique, ce mec aurait déjà plusieurs médailles d’or.

Dès les premières minutes le ton est donné, le très dense milieu de terrain sevranais mené par un Konstantínos en grande forme confisque le ballon, malheureusement pour les sevranais, la défense orléanaise a tout le temps pour s’organiser, et les ballons offerts à Etienne Baron ne sont pas véritablement les plus dangereux.

La première occasion orléanaise est plus dynamique, la vitesse de Salim Ayash, tant crainte par Marc et Konstantínos avant le match, fait des merveilles, et il faut une sortie pleine d’autorité de Daniel Iwanicki pour que le centre qui a suivi ne soit pas couronné de succès. Sur le dégagement lointain qui suit, Daniel trouve d’ailleurs Konstantínos qui tente sa chance à trente mètres du but, mais son ballon passe à quelques centimètres au dessus de la barre.

Le match bien lancé, les deux équipes se livrent à fond, c’est le moment choisi par Marc et Konstantínos pour lancer le plan de frustration de Salim Ayash, Marc s’adonnant à un tacle bien appuyé comme on les aime à Sevran, avant de lancer quelques mots doux à son adversaire du genre “tu tombes aussi facilement que Rui Lobo”, la star portugaise du Real de Madrid ayant en effet tendance à tomber pour un rien.

Dans un autre style, Konstantínos profite du répit laissé pendant les interruptions de jeu pour aller gentiment provoquer son adversaire le qualifiant de “pédé”, de “fils de pute” et l’invitant aimablement mais fermement à aller se faire enculer.

Et force est de constater que la réputation de Salim Ayash n’est pas usurpée, il commence à se faire moins précis et concentré, et écope d’un avertissement peu avant la demi-heure de jeu pour un tacle d’attaquant bien maladroit. La carte maitresse orléanaise semblant en difficulté, les sevranais dominent à nouveau sans partage, une domination bien symbolisée par un beau une-deux entre Konstantínos et Mamadou Diop qui met ce dernier en position de tir, malheureusement la frappe du milieu droit malien est un peu trop décroisée.

Au fur et à mesure que la mi-temps se rapproche, la domination sevranaise se fait de plus en plus écrasante, mais Etienne Baron ne semble pas dans un très grand soir, ne parvenant pas à cadrer une seule frappe dans cette période. On s’en remet alors aux frappes de loin, mais Marc, bien gêné par la défense orléanaise, ne trouve pas d’assez bonne position pour renouveler ses performances passées.

La mi-temps s’achève donc sur un score nul et vierge frustrant pour les sevranais, alors que Konstantínos engueule gentiment ses coéquipiers, à commencer par son capitaine Etienne Baron. Gabriel comprend qu’il y a désormais de très fortes chances qu’il aille sur le terrain aujourd’hui et se prépare psychologiquement à prendre son envol.

Ce qui va forcer le destin, c’est une petite altercation en début de deuxième mi-temps entre Konstantínos et Salim Ayash suite à de nouvelles injures proférées par le premier cité qui avait encore besoin de se défouler après la mi-temps. Altercation qui se transforme en échauffourée calibrée entre les deux équipes. L’arbitre du match adresse alors un carton jaune aux deux joueurs, c’est le second pour Salim Ayash qui se retrouve expulsé à quarante minutes de la fin.

Les orléanais réduits à dix, le coach Diaz décide de basculer vers une tactique plus offensive pour contrer le repli des locaux, désormais en infériorité numérique. Un des deux milieux défensifs sort donc pour permettre l’entrée de Gabriel pour son premier match professionnel, transformant sa tactique en 3-5-2 à nette tendance offensive.

Une tactique dans laquelle Konstantínos se sent très à l’aise avec deux cibles potentielles. De manière étrange, le prodige grec semble rapidement focaliser son attention sur Gabriel plutôt que sur son capitaine. Celui-ci passe d’ailleurs tout près de l’ouverture du score à la 60e minute mais sa tête consécutive à un centre de Konstantínos trouve la barre transversale.

A la 64e minute c’est Marc qui fait une très bonne passe en profondeur à Gabriel. Le jeune attaquant, faisant bon usage de sa technique et de son sang-froid ne se précipite pas pour tirer, préférant contourner le gardien adverse avant de pousser tranquillement le ballon au fond du but orléanais.

Alors que sur le terrain, Gabriel fête son but en mimant le tireur d’élite. En tribunes, le président de la Ligue croit bon de faire la ola, seul contre à peu près tout le public, pour fêter le but en compagnie de son nouvel “ami” monsieur Miyazaki, mais celui-ci l’ignore froidement, étant trop absorbé par ses pensées sur la tactique de l’équipe. Voyant la scène de loin, Konstantínos ressent un fort mépris envers cet rat d’égout opportuniste, suceur de puissants.

Cette rage se transforme en énergie sur le terrain, lorsque Konstantínos slalome à travers une défense adverse encore sonnée par l’ouverture du score, sa folle chevauchée n’est stoppée que de manière irrégulière par un défenseur adverse à l’entrée de la surface, offrant ainsi un pénalty à l’AS Sevran. Etienne Baron s’en charge, malheureusement sa frappe trop molle est captée sans problème par le portier adverse, sous le regard noir de Konstantínos.

Pire encore pour le capitaine, le coach Diaz décide de repasser en 3-6-1 à un quart d’heure du terme pour assurer le résultat, et c’est lui qui est sorti au profit d’un milieu défensif qui joue habituellement en réserve, une bien sale soirée pour lui.

Changement tactique qui ne réussit pas vraiment à l’AS Sevran, en effet, profitant d’une mésentente entre Marc et le nouvel entrant sur le corner qui suit, l’attaquant orléanais se retrouve parfaitement démarqué et inscrit de la tête le but égalisateur, à la plus grande furie de Konstantínos qui commence à en avoir marre de jouer avec une équipe d’handicapés.

Bien énervé, Konstantínos prend la balle sur le coup d’envoi, avance jusqu’à trente mètres du but adverse et balance une grosse praline en pleine lucarne. Le message est on ne peut plus clair, il ne faut pas le faire chier. Le coach Diaz souffle un peu, il n’y aura pas besoin de réorganisation tactique suite à la tuile du corner.

La fin de match se fera sous le signe d’une bonne maitrise sevranaise, et la victoire deux buts à un est parfaitement logique et méritée. Cependant, si la victoire fait plaisir, l’ambiance n’est pas à son meilleur dans les vestiaires, Konstantínos reprochant à tous coéquipiers sauf Marc et Gabriel de ne pas se donner à fond et Etienne boudant encore après son pénalty raté et son remplacement.

Rapidement, une belle engueulade débute dans le vestiaire, chose qui fait d’ailleurs penser au coach qu’il a bien fait de ne pas retenir Bruno et Valentino pour rejoindre l’équipe première, il serait un peu bête d’avoir trois blessés à chaque dispute. Quoi qu’il en soit, suite à ce triste spectacle, Konstantínos ressort très frustré d’un match dont il avait pourtant toutes les raisons de ressortir satisfait.

Du coup, le lendemain après le décrassage, Konstantínos et Marc préfèrent passer la fin d’après-midi avec leur nouvel ami Gabriel pour se changer un peu les idées. Le hasard fait bien les choses, les moins de 19 ans étant à Metz pour la Coupe Gambardella, Gabriel est relativement disponible comparé à ses autres samedi après-midi où il aime s’adonner à des activités aussi diverses que l’arrachage d’affiches du Parti pour la Liberté, des parties de FIFA-piment ou la drague de rue.

Pour la première fois en six mois de vie à Sevran, Marc pénètre dans la célèbre cité des cerisiers fleuris, ayant grandi en Seine-Saint-Denis, il n’est pas véritablement dépaysé par l’ambiance, mais il se serait sans doute bien passé de ce retour aux sources. Il faut dire que les soirées parisiennes correspondent un peu mieux à son style très sophistiqué que les soirées ghetto organisés par les amis rappeurs de Gabriel, qui sont un peu plus agressifs que MC 20 centimes.

Ne connaissant pas vraiment les goûts de Konstantínos et Marc, mais sachant qu’ils n’ont pas de copine, Gabriel débute la visite avec le visionnage d’un film X. Malheureusement le disque dur de Bruno est introuvable, il doit donc se rabattre sur celui de Valentino. Gabriel hésite entre un film de Hard On Offer pour montrer une facette inattendue de son patron et un classique du X à la française pour minimiser les risques.

Finalement, à la grande joie de Konstantínos, c’est le X à la française qui l’emporte. Gabriel semble un peu s’ennuyer comme Russian Institute, il l’a juste vu une bonne vingtaine de fois, mais l’essentiel est de nouer un bon contact entre amis, avec porno et bière. Le si distingué Marc apparait d’un coup beaucoup moins snob qu’on le croyait, sans doute de vieux restes de sa jeunesse.

Alors que Marc profite un peu de ce moment de détente, Konstantínos ne peut pas s’empêcher de bavarder avec Gabriel pour parler de ses activités habituelles, et force est de constater que les deux hommes sont très différents. Si l’aversion au rap de Konstantínos est nettement inférieure à celle de Marc, il n’est pas un grand fan de jeux vidéo et terminerait sans doute une partie de FIFA-piment l’anus en feu et il sent poindre une pointe de gauchisme chez la jeune garde de son club, chose qui fait forcément un peu tiquer ce partisan de longue date du Mouvement Libéral Démocrate, le grand parti de la droite grecque.

Mais malgré ces différences, Konstantínos se trouve aussi quelques atomes crochus avec Gabriel, le récit du chaos au supermarché l’a autant fait rire qu’il a inquiété Marc, l’intérêt de ses conseils drague, et bien sûr leur goût commun pour les blagues sur les juifs et les homosexuels, dans le top 5 des trucs pseudo-rebelles que presque tout le monde aime, ce genre de blagues figure quand même en bonne position.

Pour changer de sujet, Marc propose que tout le monde aille manger un bout, après tout, il est déjà 19 heures. N’ayant pas encore eu le privilège de visiter les lieux, Gabriel lui suggère une soirée au restaurant turc “Chez Abdullah”, Marc serait foutu d’être assez snob pour rejeter la pizzeria locale au prétexte qu’ils servent des pizzas américaines.

Même s’il n’est pas très tard, la file d’attente est abondante. Ne comprenant pas très bien la situation, Gabriel demande à Sabrina, la sœur de Khalid, qui était dans la queue, ce qu’il se passe. Sabrina lui parle alors du retour de l’ours bigleux, à ces termes, Gabriel porte sa main à son visage, reconnaissant Paul son camarade de troisième dont il aurait préféré oublier l’existence.

Gabriel est encore hanté par la fois où l’équipe de sa classe avait été obligée d’aligner ce phacochère dans les buts au tournoi du collège, le seul arrêt qu’il avait fait c’était avec son ventre. Et force est de constater que Paul n’a pas changé, il paralyse la queue avec sa commande constituée de trois kebabs, deux sandwichs américains, trente nuggets, quatre hamburgers, cinq panini et de la tristement célèbre spécialité d’Abdullah, le kebab à la graisse, habituellement conçu pour les paris entre amis.

Dix minutes plus tard, Abdullah peut enfin servir Paul, mais cet ingrat se plaint d’une erreur sur les sauces. Dans la file d’attente, Konstantínos fulmine et semble décidé à faire gagner du temps à tout le monde, il se saisit du kebab à la graisse et l’enfonce de force dans la bouche de Paul, lui intimant l’ordre de fermer sa gueule avant de le pousser contre le mur. Pour une fois Abdullah laissera passer la violence, Konstantínos étant sauvé par les ovations de la clientèle qui commençait à en avoir assez des exigences extravagantes de Paul.

Enfin à table, Konstantínos, qui est bien connu pour son coup de fourchette, se jette littéralement sur son repas, Gabriel a l’impression de voir Valentino et Khalid s’acharnant sur leur kebab. Chose qui donne l’occasion à Marc et Gabriel qui mangent un peu plus doucement, l’occasion de faire un peu plus connaissance.

Le moins qu’on puisse dire c’est que s’il n’y avait pas le football pour les réunir, il y aurait peu de chances de les voir ensemble, Gabriel est un franc amateur de rap, Marc préfère le rock, Gabriel ne verrait pas d’objection à ce qu’on fasse diluer la langue des racistes dans de l’acide, Marc est un fervent défenseur de la liberté d’expression quasi-absolue, Gabriel est très pieux, Marc est complètement athée, Gabriel a une certaine fierté d’être issu de la cité, Marc est plus du genre à jouer les snobs maintenant qu’il s’en est sorti. Au moins, il leur reste le goût de la provocation par les paroles pour les réunir.

Alors que la discussion animée entre Marc et Gabriel se poursuit, Paul recherche sa vengeance et commence à tout casser après qu’Abdullah lui ait refusé un deuxième kebab à la graisse en hurlant que c’est un scandale et que c’est le client qui est roi. Gabriel demande un moment à son interlocuteur et fonce vers l’entrée. Il soulève alors Paul jusqu’à la porte et le balance dans la rue en hurlant “Dégage, tas de graisse”.

Dans sa chute, Paul brise la vitre de la voiture de la police municipale garée non loin de là, connaissant le caractère soupe au lait de la police et leur frustration de ne plus trop pouvoir se défouler sur les footballeurs, ça devrait nous débarrasser de lui pour quelques jours.
3 « J'aime »