Fiction - Le syndrome de Sevran

Chapitre 11
Aussi étanche que le Titanic

Jeudi 9 avril 2015

Trois mois après le rachat par monsieur Miyazaki, l’AS Sevran s’est trouvé une nouvelle routine en attendant le grand frisson de la lutte pour la promotion l’année prochaine. Après des débuts très prometteurs pour le coach Diaz, le club est rentré dans le rang, désormais douzième avec 12 points de retard sur la zone de promotion et 9 points d’avance sur la zone de relégation, il y a donc de quoi voir venir.

Si les résultats sont encore moyens, le spectacle offert est en revanche une vraie satisfaction, le club disposant de la troisième attaque du championnat malgré sa première moitié de saison pénible, et il n’est pas rare de voir des matchs riches en buts au Stade Alfred Nobel.

Malheureusement pour le capitaine Etienne Baron, il n’est manifestement pas le principal responsable de ce tournant spectaculaire, Konstantínos ayant plus souvent marqué que lui sur les dix derniers matchs et Gabriel, qui multiplie les entrées en jeu fort satisfaisantes, commence très sérieusement à lui faire de l’ombre. Il n’est donc pas surprenant qu’à la veille de la réception d’Ajaccio pour la 31e journée de Ligue 2, les médias locaux fassent fuiter le désir du coach Diaz d’aligner Gabriel d’entrée à la place d’Etienne Baron pour cette confrontation.

Cette nouvelle crée une certaine effervescence dans la cité, alors que Gabriel vient saluer ses parents après l’entrainement, pour la première fois depuis plus de cinq ans, un enfant du pays va débuter un match sous le maillot désormais plus blanc que vert de l’AS Sevran. Cela fait près de onze ans que Gabriel vit à la cité des cerisiers fleuris, et il est ce qu’on peut appeler un modèle d’intégration à la vie en cité, il y est si bien que beaucoup d’autres jeunes de la cité le considèrent comme un noir d’honneur, ce qui n’est pas un mince exploit quand on est breton à la base.

Vu cette bonne nouvelle, de nombreux habitants de la cité se décident à aller pour la première fois à un match de l’AS Sevran, mais forcément personne ne connait les paroles des chants des supporters locaux. Le héros du jour suggère alors à ses amis de juste faire le maximum de bruit sans chercher un quelconque sens, il saura qu’ils sont là pour lui et ça a toujours le mérite de perturber la concentration de l’équipe adverse.

Faisant preuve de sérieux, Gabriel rentre tôt dans sa chambre du centre de formation pour se reposer avant le grand jour. Il manque donc la grande réunion organisée par Valentino et Tomi pour faire le point sur l’opération “On sodomise la morale sans capote”.

La séance commence par une ovation pour Caroline qui a réussi à persuader Ryan, le jeune employé du magasin d’informatique du coin, d’aller s’infiltrer sur les serveurs de l’académie afin de subtiliser les plans du lycée, évitant ainsi à la fine équipe de devoir payer un expert pour dérober lesdits plans, il semblerait que Caroline ait bien assimilé l’esprit global de la salle en ce qui concerne les petits raccourcis vers la réussite.

Louis croit bon de rebondir sur le sujet en réclamant une ovation pour la créatrice du wonderbra, mais Caroline se saisit du micro et montre une de ses chaussures à très hauts talons et indique à l’assistance que le premier qui refera une blague de ce genre ses les prendra dans les testicules, provoquant ainsi un grand silence dans la salle.

Tomi profite de ce moment de flottement pour expliquer que grâce à la découverte des plans, Valentino et lui ont réussi à localiser l’endroit où seront entreposés les différents sujets du bac en attendant le jour décisif. Il faudra alors trouver un commando assez téméraire pour les photographier et les délivrer à une petite équipe réunissant des personnes assez capables pour mettre en place des moyens de triche difficilement détectables à partir de ces sujets.

Si pour le commando, les volontaires affluent avec Bruno et Louis plus déterminés que jamais, il est plus difficile de trouver du monde pour élaborer les mécanismes de triche, Tomi et Valentino ne peuvent pourtant pas tout faire seuls. Caroline s’approche alors de Charles, le premier de la classe, et lui montre à nouveau ses imposants talons, celui-ci se dévoue donc immédiatement pour rejoindre l’équipe technique.

Tout semble donc se profiler pour le mieux pour la bonne réussite de l’opération “On sodomise la morale sans capote”, et Louis propose une petite soirée pour fêter les bonnes avancées du plan et la titularisation de Gabriel demain. Valentino se joint à l’idée de Louis et propose des certificats médicaux bidon à tous les convives. Charles excepté, tout le monde reste, madame Léjeaut fera donc son cours à des murs demain matin en raison d’une soudaine épidémie d’otite, perspective qui ne manque pas de réjouir l’assistance.

L’inconvénient d’une soirée avec la terminale technologique E, c’est que c’est MC 20 centimes qui se charge de l’animation musicale, fort heureusement, ce point est vite compensé par l’expertise que Tomi a des différents alcools, souvenir des longues nuits finlandaises.

On constate bien assez vite l’efficacité du breuvage quand Bruno se met à draguer lourdement Caroline. Comprenant bien que Bruno n’est pas passé de lui mettre un 0/10 à son barème de baisabilité à être à la limite de la demander en mariage, la jeune femme adopte vite le réflexe qui sauve en le faisant basculer par terre et en lui démontant les testicules à coups de talons.

Dans un premier temps, Khalid, Louis et Valentino rient beaucoup à la scène qui montre bien que Caroline est de moins en moins naïve, mais ils sont vite contraints de demander à celle-ci de lever le pied, en effet, il y a un match de Coupe Gambardella dimanche à Marseille, et ça ferait tâche que Bruno déclare forfait pour cause de testicules en décomposition. Frustrée, mais ayant l’esprit de groupe, Caroline lui met un ultime coup au visage avant de laisser ce qu’il reste de Bruno tranquille.

Alors que Bruno vit ce qu’il y a le plus proche de l’enfer sur terre, être au sol avec les bourses en miette tout en devant écouter les œuvres de MC 20 centimes, ses collèges d’équipe passent une soirée un brin plus agréable. Khalid, Louis et Valentino faisant une petite partie de poker avec Tomi, celui-ci ayant sagement décliné une bataille corse, se souvenant de la fois où il les a vus à la salle de musculation de l’équipe, recevoir un coup de patte de Valentino en tentant de frapper une double, ce n’est pas la meilleure idée du monde.

Entre deux blagues sur les juifs qui ont toujours un succès tout particulier en ces lieux, Louis et Khalid profitent de l’occasion pour faire plus amplement connaissance avec Tomi, ce rapprochement n’est pas gratuit, Louis sait à quel point le grand patron fait confiance à Tomi qui est souvent chargé d’escorter sa fille, et il n’y a pas besoin d’être président de la Ligue pour savoir qu’avoir les faveurs des puissants est souvent bénéfique.

On peut dire que Tomi n’a pas franchement le profil le plus fréquent de la région, en bon finlandais qui se respecte, il est un grand adepte de musique metal, il a d’ailleurs été membre d’un groupe nommé “Der bloody monster of the darkness soul revenge spirit on Hell” dans sa jeunesse, le mettant ainsi dans une direction bien distincte de celle de Gabriel, rappeur à ses heures ou encore de Louis, grand fan de la danse hip-hop.

Ses sympathies pour l’Alliance Républicaine Centriste ont, quant à elles, beaucoup fait rire Valentino, qui ne manque pas de rappeler qu’il doit rester environ quinze militants dans le parti depuis le désastre électoral de 2012 et qui lui demande s’il est allé au grand congrès du parti, organisé dans la salle des fêtes pourrie de Trifoullis les Oies. Tomi lui répond à juste titre que les rassemblements d’Alternative Antifasciste dans des caves, ce n’est pas beaucoup plus glamour.

De plus, Tomi n’est pas franchement un fanatique de football, s’il ne rechigne pas à regarder un bon match, il ne passera pas trente heures par semaine à regarder des matchs comme Konstantínos ou Khalid, il n’insultera pas l’arbitre de tous les noms devant son écran comme Valentino et bien entendu il ne massacrera pas de poupée vaudou quand ça tourne mal comme Louis.

Après cette enrichissante discussion, tout le monde s’apprête à regagner son lieu de résidence, quand Khalid découvre Vincent bâillonné et en bien sale état. Vu les traces au visage, il fait peu de doute qu’il s’est fait piétiner la figure par Caroline, sans doute encore frustrée de ne pas avoir pu massacrer Bruno, mais Vincent insiste pour dire qu’elle a été un peu aidée par le reste de l’assistance. Le rap malgache a décidément du mal à s’imposer.

Le lendemain, tout ce beau monde se retrouve en tribunes pour assister à la première de Gabriel. Conformément à ses désirs, l’ambiance est toute particulière avec le stade le plus bruyant du championnat, qui ne manque cependant pas d’agacer les ultras, qui ne peuvent plus vraiment faire entendre leurs chants dans ce vacarme. En revanche, MC 20 centimes adore, il a beau chanter ce qu’il veut, personne ne veut le balancer contre les grilles.

Le coach Diaz n’a pas manqué de rester fidèle à son 3-6-1, chose qui ne manque pas d’inquiéter Daniel et Marc, Ajaccio est 3e du championnat, une défense aussi faible risque de devenir aussi étanche que le Titanic contre un adversaire digne de ce nom.

Dès les premières minutes, cette fébrilité se fait ressentir, à chaque ballon perdu par le milieu pourtant très dense des sevranais, leurs adversaires corses n’ont aucun mal à remonter le ballon vers leurs attaquants de pointe, et en huit minutes, il faut déjà deux petits miracles de Daniel pour sauver la baraque, alors que Gabriel et Konstantínos n’ont eu aucune occasion majeure à se mettre sous la dent.

A la 12e minute, c’est presque sans surprise que Daniel doit finalement s’incliner pour son troisième duel après un ballon perdu au milieu de terrain, nouvelle preuve du fossé entre les stars de l’équipe et les rescapés de l’odyssée en National. Profitant de l’inattention de l’arbitre, Konstantínos secoue le malheureux joueur comme un prunier pour se passer les nerfs.

La domination ajaccienne se confirme dans les minutes qui suivent, à part Mohamed, tous les défenseurs semblent totalement largués bien mal servis par leur sous-nombre, mais Daniel semble avoir fixé un aimant à centres sur ses gants et sauve encore plusieurs fois son équipe.

C’est un coup du sort qui relance le match, sur un corner, le gardien et un défenseur, gênés par le bruit se télescopent alors qu’ils visaient le ballon, Gabriel voyant la cage vide n’a plus qu’à propulser mollement le ballon au fond des filets pour égaliser contre le cours du jeu, inscrivant ainsi son cinquième but en Ligue 2 et célébrant dignement sa première titularisation.

Marc, jusque là transparent, semble avoir repris des plumes grâce à ce but inespéré et se distingue par une très belle ouverture vers Konstantínos qui part à toute vitesse sur le côté droit, mais malheureusement son centre est un peu trop long pour que Gabriel puisse couper la trajectoire de la tête.

Une minute plus tard, les milieux ajacciens profitent d’une erreur de replacement de la défense sevranaise pour lancer leur buteur en profondeur, ce face à face avec Daniel est à nouveau remporté par les visiteurs qui n’auront pas eu à s’inquiéter très longtemps.

Juste avant la mi-temps, un coup franc enroulé en pleine lucarne met les sevranais en position encore plus délicate, le score est de 3-1 en faveur des visiteurs. Le coach Diaz ne peut alors que constater que sa défense est trop faible pour rester fidèle au 3-6-1 contre un adversaire aussi redoutable, il profite donc du retour aux vestiaires pour laisser Konstantínos seul milieu offensif et ajouter un défenseur.

Ce choix modifie le sens de la rencontre, avec ce milieu moins dense, les ajacciens dominent désormais légèrement la possession, mais les actions qu’ils obtiennent sont nettement moins dangereuses, chose qui soulage et agace à la fois Marc, s’il avait plus été écouté peut-être qu’on n’en serait pas là.

A vingt minutes de la fin, le score est resté stable, aucune des deux équipes ne parvenant à obtenir des opportunités franches, le coach Diaz décide de tenter un pari offensif en faisant revenir Etienne Baron sur le terrain et en faisant sortir le deuxième milieu défensif, le système est désormais un 4-4-2 losange qui n’a plus rien à voir avec la configuration de début de match.

La tâche des sevranais se complique encore plus quelques instants plus tard sur un corner ajaccien, le dégagement est mal assuré par la défense et la reprise de volée à l’entrée de la surface est limpide, portant le score à un sévère 4-1 en faveur des corses.

C’est le moment choisi par Gabriel pour sonner la rébellion, sur le coup d’envoi, il s’offre un superbe slalom dans la défense adverse, faisant parler la fameuse puissance physique tant louée chez les jeunes sevranais, il n’est arrêté que par une faute à l’entrée de la surface. Après de longues hésitations, l’arbitre estime que la faute est à l’intérieur de la surface et accorde un pénalty aux sevranais, à la plus grande joie des tribunes qui font bruyamment savoir leur approbation de cette décision.

Etienne ayant eu tendance à rater ses derniers pénaltys, c’est Konstantínos qui est chargé d’exécuter la sentence. Le prodige grec ne laisse aucune chance au portier adverse d’un tir puissant à ras du poteau, il y a à nouveau deux buts d’écart et il reste dix minutes à jouer.

La physionomie du match change à nouveau, alors que les corses reculent pour préserver leur avantage, les sevranais changent totalement de dogme, forcés par les circonstance, et proposent un jeu long parfaitement orchestré par Marc qui multiplie les longs ballons dangereux.

A la 85e minute, cette approche est récompensée, lorsque sur un long ballon, le milieu droit, Mamadou Diop, se retrouve totalement isolé sur son côté, il a alors tout son temps pour ajuster un centre vers Gabriel qui se fend d’un fort agréable retourné acrobatique pour réduire la marque.

C’est dans un vacarme assourdissant que sont jouées les dernières minutes, la défense ajaccienne s’étant fort bien ressaisie, les sevranais multiplient les frappes de loin, à la 92e minute, un missile de 25 mètres signé Konstantínos est dévié de justesse par le portier adverse, offrant ainsi aux locaux le corner de la dernière chance.

Konstantínos se charge de l’envoyer dans la boite, le ballon est parfaitement placé pour que Gabriel coupe la trajectoire, le portier adverse réussit un petit miracle en repoussant le ballon, qui se retrouve juste devant Etienne, l’emblématique capitaine du club a le temps de contrôler et de tirer, mais il envoie le ballon à quelques centimètres du poteau.

L’arbitre siffle alors la fin de la rencontre, marquant ainsi le terme définitif des rares espoirs de promotion qui persistaient chez les plus optimistes. Le seul qui peut être heureux de sa soirée, c’est Gabriel, non seulement il a marqué deux fois et obtenu un pénalty, mais en plus Etienne a encore craqué sous la pression. Il semblerait que la passation de pouvoirs ait eu lieu ce soir.
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