Fiction - Le syndrome de Sevran

Chapitre 12
Passées sous silence

Jeudi 21 mai 2015

La fin de saison a été assez paisible pour l’AS Sevran, n’espérant plus rien à l’avant et ne craignant plus rien à l’arrière, le coach a multiplié les essais tactiques, et a même décidé d’offrir du temps de jeu à Khalid et Louis pour le dernier match de la saison qui se déroulera le lendemain à Troyes.

Alors que les autres joueurs partent pour l’Aube, Valentino, un brin irrité par sa non-sélection n’est pas venu voir leur départ, préférant se concentrer sur son ordinateur plutôt que se ressasser cette histoire. Certes son style de jeu est un peu viril, mais vu le niveau du deuxième milieu défensif, jouer à dix ne fait pas trop différence.

Valentino se divertit comme il le peut en jouant à Game Dev Tycoon, il est particulièrement fier de son dernier jeu de simulation pour jeune public “Léa Passion : Prostituée” sur Wii qui s’est vendu à plus de vingt-cinq millions d’exemplaires. Autant apprendre aux jeunes filles un vrai métier d’avenir dès le plus jeune âge en cette période difficile plutôt que leur faire croire qu’elles peuvent devenir gymnastes ou vétérinaires.

Soudain, Valentino entend frapper à sa porte, c’est Konstantínos, qui est suspendu pour une accumulation de cartons jaunes, qui se fait chier à peu près autant que lui. Les deux hommes se mettent alors en quête d’un lieu pour passer une soirée agréable. Se souvenant que Tomi organise quelque chose, Valentino contacte vite le traducteur attitré de l’équipe, qui lui confirme qu’en effet il lui reste de la place.

Les deux joueurs se dirigent donc vers une salle du gymnase municipal où Tomi a organisé une soirée, la petite subtilité étant que la soirée en question est un visionnage de la demi-finale de l’Eurovision. Konstantínos prend vite peur et demande à Tomi de ne pas dire un mot de leur présence, par peur de passer pour une tapette. En effet, l’Eurovision est souvent comparé à la Ligue des Champions des gays, et Konstantínos ne voudrait pas qu’il y ait le moindre malentendu parmi ses coéquipiers.

Malgré les appréhensions de Konstantínos, le duo décide de passer la soirée ici, après tout ça reste mieux que le sort de Bruno, retourné au pays pour assister au mariage de son frère, ici ils n’entendront qu’une seule chanson portugaise. Sitôt installés, les deux hommes remarquent la présence de Caroline.

Avec sa subtilité habituelle, Valentino vient vite voir sa camarade de classe et lui dit que si elle dit un seul mot de la présence de Konstantínos ou de la sienne ici, il lui fait avaler sa paire de talons. Alors que Caroline proteste contre ces menaces, Valentino lui fait remarquer que ce n’est pas plus cruel que de menacer de broyer les couilles de tout le monde.

A 21 heures précises, le spectacle débute, alors que Valentino se retient de recracher la Karhu, bière finlandaise de qualité douteuse offerte fort aimablement par Tomi, Konstantínos débute sobrement sa soirée en attribuant un coefficient de baisabilité de 8/10 à la chanteuse lituanienne.

Cette remarque lui vaut la réprobation de certains autres spectateurs de la soirée pour divers motifs, en effet Caroline aimerait pourvoir écouter la chanson jusqu’au bout alors que Rachid ne la trouve pas si bien que ça l’autre blondasse, ça ne vaut pas Sabrina avec sa bonne grosse paire d’arguments supplémentaires.

Un peu jalouse avec son bonnet B, Caroline traite Sabrina de pouffiasse qui s’est probablement fait refaire les seins. Opportuniste, Konstantínos menace de dire à Khalid que Caroline a dit du mal de sa sœur. En preux chevalier blanc, Charles qui était dans le public s’insurge et demande de laisser Caroline tranquille, mais il se ravise en voyant l’air intimidant du joueur grec.

Alors que Tomi regarde la dispute avec une certaine appréhension, Valentino lui dit qu’il ne s’en tire pas trop mal, si Bruno était dans le coin on en serait déjà à une baston générale, avant de jeter le reste de sa Karhu dans la poubelle la plus proche.

L’ordre des chansons n’est pas très heureux en ce soir, des ballades chiantes se succèdent en début d’émission. Charles a d’ailleurs été fermement invité à préparer le café pour tout le monde durant la prestation de Saint Marin. N’oublions pas que la principale utilité de l’Eurovision est de faire réviser la géographie à ses téléspectateurs, et le moins que l’on puisse dire c’est qu’à Sevran, même si le niveau reste plus haut qu’aux États-Unis, ce n’est pas du luxe, Caroline étant obligée d’expliquer à presque tout le monde que la petite république est enclavée sur le sol italien.

Alors que l’on semble à la limite de s’endormir, la chanson portugaise réveille les foules et suscite l’unanimité, tout le monde profite de l’absence de Bruno pour se foutre copieusement de la gueule de la chanteuse, le consensus est tel que même Caroline se joint à la fête en disant que c’est une bonne chanson pour un enterrement.

Profitant de l’enthousiasme, Charles tente pour la première fois de sa vie une blague de beauf sur l’épilation de la concurrente, déclenchant une discussion philosophique entre Valentino qui n’est pas un fan de l’excès d’épilation dans la pornographie et Konstantínos, plus traditionaliste.

Peu après le Portugal, vient le moment tout particulier du tour d’Israël. Vu que trois minutes de sifflets et de hurlements “Palestine vaincra” ce serait un peu fatiguant, Rachid propose de les remplacer par trois minutes de blagues sur les juifs, on est à Sevran, tout le monde a un stock dimension XXL de celles-ci.

Par crainte de représailles du Mossad, les blagues faites à ce moment seront passées sous silence en ces lignes, ce qui met le voile sur quinze bonnes minutes du concours, Valentino étant difficile à arrêt sur ce sujet, alors que Tomi n’a pas pu s’empêcher d’apprécier malgré tout la chanson.

Après avoir eu le bon goût de se moquer de la chanteuse polonaise en fauteuil roulant pour ne pas faire de jaloux, notre groupe de spectateurs décide de faire son petit classement. Tomi et Konstantínos se sont montrés particulièrement rigoureux, le premier en préparant un petit barème pour noter chaque prestation, le second en respectant à la lettre son coefficient de baisabilité des chanteuses.

A l’annonce des résultats, Konstantínos se montre particulièrement virulent après l’élimination de la candidate tchèque qui avait obtenu un 9/10 et entame un “Jury, va niquer ta mère” de fort bon goût pour signifier son mécontentement, chant qui éveille chez Caroline des envies de lui percer les yeux à coups de talon car il parvient à lui faire regretter MC 20 centimes.

Mais effrayée par le physique imposant de Konstantínos et Valentino, elle abandonne sagement ce projet et suggère plutôt d’un air charmeur à Tomi de passer la fin de la soirée avec elle.

Alors que tout le monde s’éloigne, Valentino rigole doucement. Konstantínos lui demande ce qui provoque son hilarité, le colosse de l’équipe lui répond alors que la perspective de voir Caroline draguer un gay pour se consoler de ses échecs avec Bruno est cruelle comme il les aime. Konstantínos rit pendant trois secondes avant de se rappeler qu’il a utilisé l’expression “tapette” en présence du premier assistant du grand patron.

Le lendemain, l’ambiance est bien plus sérieuse à Troyes, Louis et Khalid s’apprêtent à vivre leur première titularisation en Ligue 2 dans un match sans enjeu sur les terres du leader du championnat.

Vu le niveau offensif affiché par les troyens, le coach Diaz décide de rompre avec ses habitudes et reprend le 4-4-2 losange vu en fin de match contre Ajaccio. Conséquence de ce choix conjugué à l’absence de Konstantínos, Khalid se retrouve dans une posture de meneur de jeu, alors que Louis fera parler sa vitesse sur l’aile gauche pour servir au mieux le duo de point composé de Gabriel et Etienne.

Le début de match montre deux équipes affichant un visage très séduisant, les troyens sont globalement dominateurs, mais les longs ballons de Marc et les percées de Louis offrent aux sevranais de quoi maintenir très nettement la pression en contre-attaque.

C’est sur une de ces percées que le match se décante, à la 11e minute, après une chevauchée fantastique de 40 mètres sur son aile gauche, Louis adresse un centre parfaitement ajusté à Gabriel qui conclut d’une non moins superbe reprise de volée, inscrivant ainsi déjà son douzième but en Ligue 2 et confirmant son statut de révélation de la saison.

Les cinq minutes suivantes seront flatteuses pour les visiteurs, tout d’abord, c’est Marc qui parvient à lancer Khalid sur une longue passe, et le frappe à l’entrée de la surface du meneur de jeu passe au ras du poteau. Puis, c’est Mohamed qui se distingue en dégageant un ballon directement sur Louis qui file au but, mais perd malheureusement son duel contre le portier adverse.

Le temps fort sevranais est brusquement coupé à la 18e minute de jeu par un coup franc cédé à 22 mètres des cages. Daniel se troue un peu sur la frappe puissante du tireur adverse qui a bien contourné le mur, ramenant le score à un but partout.

Sur ce score de parité, les offensives continuent sur les deux cages, Daniel se rachète en claquant un ballon au dessus de la barre à la 28e minute, puis Khalid ne passe pas loin de son premier but professionnel à la 34e minute, malheureusement pas assez précis à la réception d’un nouveau centre de Louis.

La fin de mi-temps est à l’avantage des sevranais qui se font de plus en plus insistants grâce à la bonne organisation du jeu par Marc et aux percées fracassantes de Louis, leur offrant de nombreux corners. Malheureusement, Konstantínos étant absent, ceux-ci reviennent à Khalid qui ne connait pas sa meilleure soirée et le danger n’est pas vraiment caractérisé pour le portier troyen.

A la pause, le score est donc toujours d’un but partout entre deux équipes livrant une prestation de qualité. Les deux entraineurs décident logiquement de ne pas changer de plan.

Malheureusement, le début de deuxième mi-temps n’est pas aussi bon que prévu pour les sevranais, Louis est de plus en plus essoré par ses longues courses et ne parvient plus vraiment à faire la différence, les côtés sevranais apportent de moins en moins le danger, même s’il reste Marc dans l’axe pour offrir quelques bons ballons à Gabriel, comme à la 59e minute où sa tentative de 20 mètres est repoussée de justesse par le portier adverse.

Pour ne pas épuiser inutilement un joueur clé à une semaine de la finale de la Coupe Gambardella, le staff sevranais décide de faire sortir Louis à une demi-heure de la fin, permettant un peu plus aux troyens de concentrer leurs efforts dans l’axe, muselant ainsi de mieux en mieux Marc et Khalid.

Marc, plus vraiment habitué à évoluer dans des milieux à 4 est à son tour à la limite de l’épuisement, et c’est sur une passe mal dosée à la 73e minute que l’ailier droit de l’équipe hôte subtilise le ballon et remet en retrait à son buteur au terme d’une longue chevauchée, Daniel ne peut rien faire sur ce tir à bout portant, et Troyes mène désormais 2-1.

On tente le tout pour le tout côté sevranais, une superbe percée de Gabriel est mal récompensée par un mauvais contrôle d’Etienne, sur la passe en retrait qui a suivi, le capitaine semble décidément tout faire pour scier la branche sur laquelle il est assis.

Pire encore, à la 82e minute, après un mauvais contrôle de Khalid, un contre troyen part à très haute vitesse face à une défense dégarnie, Daniel se précipite un peu trop et est débordé par un milieu adverse qui n’a plus qu’à pousser le ballon dans le but vide.

Sur l’engagement, les sevranais, totalement déconcentrés, laissent leurs adversaires lancer une nouvelle offensive, et c’est presque facilement que le buteur troyen vient conclure un une-deux face à une défense totalement à la dérive. Après 70 belles minutes, le naufrage est total pour les sevranais qui vont s’incliner sur le score de 4 buts à 1.

Pour Gabriel, Khalid et Louis, il faudra vite remonter la pente après cet échec, les moins de 19 ans ont une finale de Coupe Gambardella à jouer dans une semaine contre Lyon, une dernière chance pour la jeune garde sevranaise de briller ensemble avant de semer la dévastation sur les terrains professionnels.
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