Fiction - Le syndrome de Sevran

Chapitre 13
Si on n’humilie pas son adversaire, on ne le respecte pas

Vendredi 29 mai 2015

Après l’équipe première masculine, c’est au tour des autres formations de conclure cette saison, demain la fougueuse jeunesse sevranaise aura le privilège de découvrir le Stade de France pour y disputer la finale de la Coupe Gambardella contre Lyon. Mais tout d’abord honneur aux dames, puisque l’équipe féminine dispute à domicile son match d’accession à la Division 2.

Pour passer un peu le temps, les moins de 19 ans, accompagnés par Tomi, Marc et Konstantínos, se sont décidés à assister au match. A la base, Dimitri voulait organiser une petite excursion dans la salle vidéo comme d’habitude, mais sa proposition a été rejetée par Khalid qui ne voulait pas de bagarre avant la rencontre décisive du lendemain, le groupe s’est donc rabattu sur le seul divertissement de l’après-midi à Sevran.

Malheureusement, contrairement au duel qui sera livré le lendemain par les jeunes hommes, le combat est totalement déséquilibré, puisque si les vaillantes rémoises peuvent compter sur leur excellente attaque reconnue pour une efficacité plus que respectable à un tel niveau, sur leur art du placement, sur les tactiques redoutables de le nouvel entraineur et sur un niveau technique largement au dessus de la moyenne de ce niveau, les sevranaises, elles, ont Kasumi Miyazaki dans leur effectif.

Le ton est vite donné, dès la deuxième minute de jeu, Caroline récupère le ballon devant sa propre surface, elle transmet pour la première fois du match la précieuse sphère à Kasumi. Le spectacle peut alors commencer, l’attaquante sevranaise élimine une adversaire sur un coup du sombrero, puis une autre sur une roulette avant de fixer la gardienne et passer délicatement le ballon en retrait à une de ses coéquipières qui n’a plus qu’à le pousser tranquillement dans le but vide.

Excepté Tomi, qui a eu à voir quelques matchs de l’équipe féminine sur demande du grand patron, toute la bande est stupéfaite par cette démonstration. Dimitri croit bon de dire à Bruno qu’il pense que Kasumi a une technique plus raffinée que la sienne, chose qui lui vaudra un coup de boule. Louis dit alors à Khalid que ce n’était pas une si bonne idée de venir au stade pour éviter que des joueurs se blessent, mais Khalid ne manque pas de lui répondre qu’il craignait la blessure de joueurs de football, pas celle de clowns, alors que Dimitri se tord de douleur.

Les filles ont l’amabilité de laisser quelques minutes à nos amis pour respirer, puis à la 11e minute, Kasumi récupère elle-même un ballon au milieu du terrain, profitant d’une passe maladroite de ses adversaires, en quelques foulées elle distance totalement les joueuses lancées à sa poursuite et dribble la gardienne en cours de route avant de placer facilement le ballon au fond des filets.

En tribunes, Marc et Valentino croient rêver, cette fille qui donne pourtant l’impression d’avoir à peine débuté sa puberté, court encore plus vite qu’eux, de pourtant solides athlètes. Louis, quant à lui, en grand expert du sprint, a apprécié la performance et se lève pour applaudir l’exploit de Kasumi.

Les rémoises ne sont pas au bout de leurs peines, Kasumi semble particulièrement déterminée aujourd’hui, il faut dire qu’elle a été vexée par le fait que plusieurs jeunes de la cité aient déformé son prénom en Katsumi le matin même, il y a quelques mois elle n’aurait pas pu relever un tel écart de langage, mais désormais elle maitrise un minimum le français et les plaisantins le comprendront bien vite.

Cette détermination se voit aussi dans son application sur coups de pied arrêtés, sur un corner à la 18e minute elle réussit même l’exploit de faire marquer à Caroline le premier but de sa vie. Sa joie est telle qu’elle pense même un instant ôter son maillot, avant de se souvenir que pendant les matchs elle porte une brassière et non son désormais célèbre Wonderbra. Le projet est donc remis à plus tard.

A 3-0 on pourrait penser que les filles relâchent quelque peu l’effort, mais c’est sans compter sur la mentalité particulièrement sportive de Kasumi qui se résume par l’adage suivant “Si on n’humilie pas son adversaire, on ne le respecte pas”. L’offensive se poursuit donc de plus belle, et à la 24e minute, Kasumi qui est parvenue à se démarquer face à une défense à la peine est en position parfaite pour un tir à 20 mètres qui va se loger en pleine lucarne.

C’en est de trop pour Louis qui se décide à appeler SOS Femmes Battues pour venir au secours des pauvres rémoises. Il est finalement interrompu dans sa blague par Khalid qui ne voudrait pas que l’équipe se retrouve dans la tourmente en ce week-end de finale pour un appel abusif, ce serait aussi stupide que se casser le poignet en jouant à la bataille corse.

C’est devant un public presque blasé que la mi-temps s’achève, Kasumi a le temps d’ajouter un but et une passe décisive et les rémoises de sauver le peu d’honneur qu’il leur reste, le score est donc de 6-1 à la mi-temps et le sort des deux équipes déjà scellé.

A trois buts et trois passes décisives, il est parfois dur de savoir garder la tête froide, c’est pourquoi Kasumi a exigé qu’un employé du club agite frénétiquement un éventail devant son visage pour toute la durée de la mi-temps, alors qu’un autre lui nettoie sa paire de crampons et qu’un troisième lui prépare du jus de grenade fait maison.

La deuxième mi-temps sera plus calme, Kasumi n’ajoutant que deux buts à son total personnel dans le premier quart d’heure avant d’exiger de sortir du terrain, trop fatiguée pour tenir toute la durée du match. Une sortie sans conséquence, tant les rémoises avaient le moral au fond des chaussettes après cette prestation terrifiante.

Alors que presque toutes les filles fêtent la promotion dans les vestiaires, Kasumi se retire en compagnie de Tomi et de Caroline dans une voiture de luxe pour fêter ce triomphe dans un endroit digne de ce nom et non chez les gueux, elle aurait bien invité Louis et Valentino, qui ont bien contribué à son intégration au lycée Robespierre, s’ils n’étaient pas pris par la préparation intense de la finale.

C’est dans la salle vidéo du centre de formation que se poursuit cette préparation intensive avec l’organisation d’une minute de haine pour éviter aux troupes de ramollir, la photo de la star de la jeune garde lyonnaise est projetée sur l’écran et tout le monde doit l’insulter. Louis, en coéquipier exemplaire, a même eu l’amabilité de préparer quelques poupées vaudou pour favoriser l’expression des sentiments de ses coéquipiers.

Le concept séduit Marc et Konstantínos, les invités du jour, Marc ne manquerait pas une bonne occasion d’insulter un lyonnais même si ça reste moins drôle qu’un marseillais, et Konstantínos est ravi de pouvoir utiliser les termes “tapette”, “tafiole” et “tarlouze” sans risquer de subir les foudres du grand patron.

C’est donc dans un esprit de franche camaraderie que se déroule le dernier entrainement à Sevran, avec Marc et Konstantínos en sparring-partners de luxe. Il n’y aura pas de bagarre, Bruno ayant été prié de conserver son agressivité pour l’équipe adverse. Bien au contraire, l’entrainement est plein de finesse, Valentino délivrant à Gabriel quelques conseils d’expert pour perfectionner ses plongeons.

Forts d’une préparation aussi fine et aboutie, il ne semble rien pouvoir arriver aux sevranais qui viennent en voisins au Stade de France pour disputer la finale de la Coupe Gambardella avant que parisiens et auxerrois ne se disputent la Coupe de France des joueurs confirmés.

Ce groupe est si plein de talent, qu’il est fort probable que certains reverront le Stade de France plusieurs fois au cours de leur carrière, mais le moment reste si particulier pour ce groupe à la fois si improbable et si puissant, tous à part Khalid ont été rejetés par le système de formation, et tous ont ce soir l’occasion de montrer aux recruteurs qu’ils ont eu tort.

Comme un symbole, Gabriel est le capitaine du soir, rejeté il y a deux ans par les équipes professionnelles pour sa faible musculature, il est désormais l’étoile montante de la Ligue 2 et la star de la salle de musculation de Sevran. Il sera sans aucun doute le joueur à suivre côté sevranais pour cette finale.

Du côté lyonnais, il y a de la qualité un peu partout, ce qui n’est pas étonnant vu la bonne réputation dont jouit le centre de formation, mais le joueur le plus dangereux selon le coach sevranais est Pierre Lesage, le milieu défensif local dont le style est l’exact opposé de ce que peut produire Valentino, ce qui pourrait être déstabilisant pour les jeunes sevranais.

Le temps est sec mais plutôt frais ce qui n’est pas pour déplaire au coach sevranais, le gros point faible de Valentino c’est la chaleur et il y aura grand besoin de son impact physique pour mettre en difficulté Pierre Lesage, le très prometteur regista lyonnais qui pourrait faire basculer le match d’un éclair de génie.

Le premier quart d’heure frustre quelque peu les amateurs de spectacle, les deux équipes se jaugent, à la grande inquiétude du coach sevranais qui craint qu’un match trop peu engagé favorise le jeu d’un Pierre Lesage en fin de match. Comme d’habitude, Bruno et Valentino comprennent qu’ils vont devoir mettre un petit coup de fouet.

Bruno marche alors malencontreusement sur la cheville de Pierre Lesage provoquant un débout d’échauffourée entre les deux équipes, bien maitrisée par les arbitres qui ne sévissent pas. Les mésaventures du jeune espoir lyonnais ne s’arrêtent pas, se retrouvant au sol après avoir tenté de subtiliser le ballon à Valentino. Il faut dire que se prendre un quintal lancé à bon rythme, ce n’est pas une partie de plaisir.

Les esprits ayant eu le temps de monter en température, les sevranais sont les premiers à se lancer à l’assaut, sur un ballon qu’il a récupéré, Valentino lance parfaitement Khalid qui voit Bruno bien dégagé pour un tir de loin et lui remet le ballon en retrait, malheureusement la demi-volée de l’ailier portugais s’envole au dessus de la barre transversale lyonnaise.

Les lyonnais réagissent bien vite, tout d’abord sur coup franc, Pierre Lesage passe tout proche de tromper le portier sevranais sur une très belle frappe de 30 mètres, puis sur une passe lointaine qui provoque un duel, remporté par l’ultime rempart sevranais qu’on avait rarement vu à pareille fête.

Les sevranais se montrent alors plus prudents dans le placement tout en maintenant un impact physique difficilement soutenable, d’autant plus que le corps arbitral semble avoir oublié ses cartons dans les vestiaires. Ils s’offrent toutefois la dernière occasion de la mi-temps, sur un très bon corner de Bruno, Gabriel s’envole plus haut que tout le monde, mais le ballon passe de très peu au dessus de la barre transversale.

A la mi-temps, le score est logiquement nul et vierge après une période pas vraiment riche en action, mais vu la mine fatiguée de Pierre Lesage lors du retour aux vestiaires, le coach sevranais pense que l’essentiel est peut-être déjà fait, le physique hors normes des sevranais est bel et bien au rendez-vous, et la fin de match pourrait être très profitable.

Mais dans l’effectif, on ne veut pas attendre pareille échéance, à la 53e minute, sur un débordement dont il a le secret, Louis parvient à centrer en direction de Khalid, la frappe du milieu franco-algérien est détournée par le portier lyonnais, mais malheureusement pour ce dernier, ce n’est que pour mieux rebondir entre les pieds de Gabriel qui n’a qu’à pousser l’offrande au fond des filets.

Les lyonnais se lancent alors, peut-être un peu vite, dans leur va-tout. Encore une fois Pierre Lesage se montre le plus dangereux, tout d’abord sur une frappe de loin à la 57e minute, puis sur un coup franc direct à l’entrée de la surface à la 62e minute, mais à chaque fois ses tentatives échouent de quelques centimètres à droite des buts sevranais.

L’assaut en règle des cages sevranaises continue, et à la 66e minute, Valentino reçoit le premier carton jaune du match après un tacle appuyé sur Pierre Lesage qui commence franchement à accuser le coup. Sur le coup franc qui s’en suit, une combinaison bien rodée offre à un des attaquants lyonnais une bonne position de tir de loin, mais le sort se décide à être favorable aux sevranais lorsque le ballon frappe le poteau sur cette dangereuse tentative.

Les lyonnais, de plus en plus émoussés, commencent alors à se faire de moins en moins incisifs et les sevranais réalisent même à nouveau quelques percées comme une belle chevauchée de Valentino à la 75e minute, malheureusement sa passe en retrait pour Gabriel sera moins réussie que sa course.

A partir de ce moment seul un but sur coup de pied arrêté ou une erreur semble pouvoir arrêter les sevranais, le sang-froid devient la principale qualité, c’est pourquoi Bruno est sorti du terrain par son entraineur par principe de précaution.

Ce choix n’altère pas vraiment la qualité des offensives sevranaises, à la 84e minute, c’est au terme d’une inhabituellement longue série de passes que Gabriel trouve une très belle position de frappe à l’entrée de la surface, et va loger le ballon au ras de poteau adverse, s’offrant ainsi un beau doublé dans cette finale.

Avec un tel avantage, plus rien n’obstrue le sacre de la jeunesse sevranaise qui triomphe dans la plus prestigieuse compétition pour jeunes joueurs de l’hexagone. Voilà qui leur vaut bien d’être accueillis tels des héros à leur retour dans la cité, alors que la “vraie” finale Auxerre - PSG est froidement ignorée par les locaux.

Pour l’occasion, le meilleur night club de la ville laisse rentrer toute l’équipe même si c’est parfaitement illégal. Dans son élément, il ne faut pas plus d’une minute pour que Gabriel se mette à draguer la serveuse alors que Bruno se fait de solides réserves d’alcool pour patienter le temps du bac.

Mais Louis et Valentino se disent qu’il manque quelque chose à cette soirée et concoctent un plan très sophistiqué constituant à faire un peu dérailler le système anti-incendie du night club. Les deux jeunes espoirs empruntent alors le paquet de cigarettes et le briquet d’un client pour faire croire à un début d’incendie, de l’eau commence alors à tomber dans la salle.

Hilare, Louis ne manque pas de gambader joyeusement vers la piste de danse pour annoncer qu’il organise un concours de Miss T-shirt mouillé. Malheureusement, Caroline, présente pour l’anniversaire de sa grande sœur, qui était encore une fois sur la trajectoire de ses farces lui adresse un regard particulièrement noir et se lance à sa poursuite le poing brandi.

Alors que Louis détale en promettant qu’il ne pouvait pas savoir qu’elle était là, la course effrénée de Caroline s’arrête lorsqu’elle chute en raison de ses imposants talons. Alors qu’elle se rend compte de sa bévue, Valentino arrive innocemment, sans doute pour faire porter le chapeau au seul Louis et tend la main à Caroline, les célébrations ne font que commencer.
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