L'article
Le 16 novembre 2016, un couple, lunettes de soleil et pantalon en cuir pour elle, costume noir cintrĂ© et fine cravate assortie pour lui, se glisse incognito sous le portail central et les voussures de la basilique de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Juste aprĂšs sâĂȘtre dĂ©clarĂ© candidat Ă lâĂ©lection prĂ©sidentielle, Ă Bobigny, Emmanuel Macron et son Ă©pouse, Brigitte, ont filĂ© Ă quelques kilomĂštres de lĂ , sans prĂ©venir personne, saluer les tombeaux des 43 rois de France. Sous la lumiĂšre dâhiver filtrĂ©e par la rosace du bras sud, le futur prĂ©sident caresse le marbre blanc des gisants.
A chaque prise de pouvoir sa scĂšne originelle. Saint-Denis est le creuset du passĂ© royal du pays, le lieu par excellence du rĂ©cit national. Dâautres candidats Ă la prĂ©sidentielle, amoureux de lâhistoire longue, ont dâailleurs prĂ©cĂ©dĂ© Emmanuel Macron pour puiser un morceau de lĂ©gitimitĂ© dans ce pĂŽle magnĂ©tique des ambitions monarchiques : François Mitterrand avec la mĂšre de Mazarine, Anne Pingeot, Ă lâautomne 1980 ; Jean-Luc MĂ©lenchon, en douce, en 2012⊠Ce jour de novembre 2016, les journalistes et lâĂ©crivain embedded Philippe Besson, alors attelĂ© Ă lâĂ©criture de son livre Un personnage de roman (Julliard, 2017), ont ratĂ© lâescapade dâEmmanuel Macron. Mais, sur le chemin du retour, le candidat confie Ă son premier admirateur, le journaliste-blogueur Bruno Roger-Petit, le sens de cette visite Ă Saint-Denis : au milieu des « pierres qui parlent », se retrouver « seul en son destin ».
Une part de mystique doit envelopper les grands parcours, a toujours pensĂ© Emmanuel Macron. « Depuis que je suis entrĂ© dans le champ politique, je vis mon aventure comme une mission. Il y a (âŠ) quelque chose qui vous dĂ©passe, qui vous a prĂ©cĂ©dĂ© et qui restera. » Sur les images enregistrĂ©es en 2016 au Touquet (Pas-de-Calais) par le rĂ©alisateur Pierre Hurel pour son documentaire Ainsi soit Macron (2017), câest un jeune homme au regard habitĂ© qui parle. Cette mĂȘme annĂ©e 2016, il a aussi fait des pieds et des mains auprĂšs du sĂ©nateur Ă©cologiste des Hauts-de-Seine AndrĂ© Gattolin pour rencontrer le dalaĂŻ-lama Ă Paris, et patientĂ© deux heures durant dans le hall de lâHĂŽtel Intercontinental, oĂč Ă©tait logĂ© le chef spirituel des bouddhistes du Tibet. « La rencontre la plus importante de ma vie aprĂšs Brigitte », lâa entendu dire le sĂ©nateur.
« La fonction prĂ©sidentielle rĂ©clame de lâesthĂ©tisme et de la transcendance », disait aussi Emmanuel Macron durant sa premiĂšre campagne. Aujourdâhui encore, dĂšs que lâoccasion se prĂ©sente, il fait rĂ©fĂ©rence Ă la longue chaĂźne de ceux qui ont gouvernĂ© la France avant lui. Le 7 dĂ©cembre, dans la nef de Notre-Dame sublimement restaurĂ©e et devant les grands de la planĂšte, il a rappelĂ© que « 11 rois », de Saint Louis Ă Louis XIV, avaient vu construire la cathĂ©drale. Lâespace dâun aprĂšs-midi historique, les Français ont presque oubliĂ© que, ce jour-lĂ , ils nâavaient plus de premier ministre, et que le pays Ă©tait plongĂ© dans une crise noire.
Depuis 2017, un mandat et demi, les catastrophes ont Ă©tĂ© nombreuses : la pandĂ©mie de Covid-19, le terrorisme islamiste, la guerre dans lâest de lâEurope, le tsunami des populismes et de la post-vĂ©ritĂ©, cette arme de destruction massive dĂ©sormais partagĂ©e par les dirigeants autoritaires, de Washington Ă Moscou⊠Câest pourtant bien le choix brutal dâEmmanuel Macron de dissoudre lâAssemblĂ©e nationale, le 9 juin, qui a provoquĂ© ce chaos inĂ©dit depuis 1962, et qui menace de virer Ă la crise de rĂ©gime. Pourquoi cette folie ? Depuis lâĂ©tĂ©, Ă©ditorialistes et politologues sâimprovisent psychanalystes. Tant de dĂ©cisions imprĂ©visibles, tant de propos indĂ©chiffrables chez le chef de lâEtatâŠ
Surgi Ă 39 ans en vantant le « nouveau monde » et la « start-up nation », le plus jeune prĂ©sident de la Ve RĂ©publique sâest savamment lestĂ© dâhistoire et de sacrĂ©. Mais comme dirait Borges, « dans chaque homme, il y a toujours deux hommes » et le plus vrai est parfois lâautre. Il y a le Macron vif, ultrarapide, hypermnĂ©sique, qui rĂ©ussit avec brio la reconstruction de Notre-Dame, le dĂ©confinement aprĂšs le Covid-19, fait reculer le chĂŽmage, lance lâemprunt europĂ©en. Et le Macron impulsif, orgueilleux, narcissique, prĂȘt Ă sâexonĂ©rer des usages et des institutions et persuadĂ© de pouvoir accomplir par lui-mĂȘme des miracles, avant de se cogner au rĂ©el. Le Macron en majestĂ© et celui que lâon connaĂźt moins, soucieux de protĂ©ger ses secrets et de dĂ©cider seul, en sa forteresse de lâElysĂ©e. Le prĂ©sident et son « autre ».
Sur ses tempes, les pattes ont blanchi. Des rides sont apparues. MĂȘme son corps sâest transformĂ©. Jusque-lĂ , il apparaissait dans sa fraĂźcheur juvĂ©nile. Il cultive dĂ©sormais lâimage de sa puissance. Sa photographe officielle, Soazig de la MoissonniĂšre, poste sur les rĂ©seaux les clichĂ©s musculeux dâun prĂ©sident concentrĂ© sur son punching-ball, biceps travaillĂ©s des heures durant dans la salle de boxe de lâElysĂ©e, jusquâĂ lâĂ©puisement. Il cogne, pour se dĂ©fouler, puis retourne travailler, sans que nul ne connaisse lâexact emploi du temps de sa journĂ©e. Câest une anomalie dans les dĂ©mocraties, cet agenda officiel du prĂ©sident qui nâest plus publiĂ© Ă lâavance, contrairement Ă lâusage. Impossible, dans ces conditions, de savoir avec certitude qui le chef de lâEtat sâapprĂȘte Ă recevoir, ni mĂȘme oĂč il se trouve. Sur le site de lâElysĂ©e sâaffiche souvent la mĂȘme formule : « Lâagenda du prĂ©sident est en cours de mise Ă jour. »
DerriĂšre les grilles du palais, une Ă©trange atmosphĂšre sâest installĂ©e. Tout sâest fait petit Ă petit. Dâabord, la bande des dĂ©buts, celle qui avait Ă©clos au Parti socialiste et transformĂ© lâessai dâEn marche ! en hold-up Ă©lectoral, sâen est allĂ©e. Ce nâest pas un dĂ©tail : les « mormons », comme on appelait alors cette bande soudĂ©e et un brin austĂšre, pouvaient dire en face Ă leur chef de file : « Franchement, tu dĂ©connes. » Depuis, IsmaĂ«l Emelien a Ă©tĂ© recrutĂ© par le groupe LVMH, avant de crĂ©er une start-up offrant aux plus fortunĂ©s parcours de soins et check-up complets dĂšs 18 ans. Sibeth Ndiaye est secrĂ©taire gĂ©nĂ©rale du groupe Adecco, le leader de lâintĂ©rim. Sylvain Fort, lui, est aujourdâhui « conseiller musĂ©al » du prince hĂ©ritier des Emirats arabes unis, Ă DubaĂŻ.
Du Macron des origines, seul ou presque demeure Alexis Kohler, le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de lâElysĂ©e, autour duquel sâaffaire une Ă©quipe dâimpeccables conseillers issus de la haute administration, professionnels, bosseurs, chargĂ©s de prĂ©parer les dossiers du prĂ©sident, dans une organisation au cordeau. VoilĂ dix ans quâil accompagne le prĂ©sident et joue le rĂŽle dâun partenaire. Longtemps, on lâa surnommĂ© « le jumeau », « la doublure », « lâalter ego ».
DerriĂšre lâallure de « techno » froid, Alexis Kohler fait aussi de la politique. Certains se souviennent que, en pleine crise des « gilets jaunes », il sâĂ©tait opposĂ© Ă Emmanuel Macron, lâempĂȘchant dâaugmenter le smic pour rehausser plutĂŽt la prime dâactivitĂ©. RĂ©guliĂšrement, la presse annonce Alexis Kohler partant, mais il est toujours lĂ , dans ce palais qui se vide peu Ă peu, la lumiĂšre de son bureau allumĂ©e jusquâĂ point dâheure. « Il a encore besoin de moi », glisse-t-il en octobre Ă un confident. Pourtant, pour la premiĂšre fois, avec la dissolution, il a doutĂ©. Lui qui accueille dâordinaire avec sang-froid et un humour pince-sans-rire les audaces du chef de lâEtat sâest inquiĂ©tĂ©. « Il a perdu pied », lâont entendu soupirer plusieurs tĂ©moins.
Alexis Kohler se mĂ©fie plus que jamais dâun autre groupe de conseillers, une petite bande aux allures de « boys club » bĂ©ni-oui-oui, dont lâobsession est de limiter lâaccĂšs au prĂ©sident et qui parfois lui nuisent : ils fourbissent des coups, rĂšglent des comptes avec leurs rivaux de lâElysĂ©e et en oublient parfois dâexpliquer sa politique. Parmi eux, le « conseiller spĂ©cial » Jonathan GuĂ©mas, ex-plume dĂ©sormais chargĂ© « de la communication et de la stratĂ©gie » du prĂ©sident, ou son prĂ©dĂ©cesseur et ami ClĂ©ment LĂ©onarduzzi, reparti chez Publicis, mais jamais loin de lâElysĂ©e. Leur mission ? Construire « le rĂ©cit du dĂ©cennat », rĂ©sume Jonathan GuĂ©mas ; câest la feuille de route dĂ©livrĂ©e par le chef de lâEtat. Venus de la publicitĂ© ou de la communication dâentreprise, ils ont bien plus dâinfluence que leurs deux collĂšgues chargĂ©s de la politique et du Parlement.
Avant Emmanuel Macron, les prĂ©sidents Ă©lus arrivaient Ă lâElysĂ©e avec des compagnons de route qui les connaissaient par cĆur et savaient donner de la chair Ă lâĂ©popĂ©e prĂ©sidentielle. Eux enchaĂźnent les formules, mais, depuis la dissolution, celles-ci sonnent particuliĂšrement creux. Dans son bureau, oĂč il reçoit la presse pour parler du patron, le normalien Jonathan GuĂ©mas cite les philosophes JĂŒrgen Habermas et Denis Diderot, disserte sur le « tapis affectif » qui manquerait Ă Emmanuel Macron et lĂąche comme un scoop : « Sa fleur prĂ©fĂ©rĂ©e est la saxifrage, qui se fraie un chemin dans la fissure du rocher. » Sur le dĂ©sordre actuel, ces conseillers ont rodĂ© un discours tout prĂȘt : la dissolution de juin a ouvert « lâan I de lâĂšre dâune culture de coalition Ă la française ».
Pilier de ce petit groupe oĂč les filles nâont pas leur place â ou si peu â, lâex-journaliste Bruno Roger-Petit, sourire blasĂ©, dĂ©marche flegmatique, est devenu, au fil des ans, lâun des visages de lâElysĂ©e. Premier arrivĂ© en 2017 ou presque, il a promis Ă Emmanuel Macron dâinscrire sa geste dans la mĂ©moire nationale comme Mitterrand et rĂȘve dâĂ©crire un livre dont le titre serait CâĂ©tait Macron, en rĂ©fĂ©rence au CâĂ©tait de Gaulle (Fayard, 1994-2000), dâAlain Peyrefitte. « Je serai celui qui Ă©teindra la lumiĂšre », prĂ©vient-il autour de lui â certains y entendent une menace. A lâElysĂ©e, ses ennemis le surnomment « Tullius DĂ©tritus », le sinistre semeur de zizanie dans la BD AstĂ©rix et ObĂ©lix.
Câest Bruno Roger-Petit qui a prĂ©sentĂ© au prĂ©sident son copain Geoffroy Lejeune, lâancien directeur de la rĂ©daction de Valeurs actuelles, devenu celui du Journal du dimanche de BollorĂ©. Lui, aussi, qui a dĂ©jeunĂ© en secret avec Marion MarĂ©chal, dans une salle Ă manger du DĂŽme, une brasserie du quartier de Montparnasse, Ă Paris. Lui, encore, qui a annoncĂ© avant tout le monde la dissolution surprise Ă la vedette de la chaĂźne CNews, Pascal Praud. Lui qui a comparĂ© cette dĂ©cision à « la FĂȘte de la FĂ©dĂ©ration de 1790 », sous Louis XVI. Cet Ă©tĂ©, il a connu plusieurs semaines de disgrĂące. « Je vais le virer », a promis Emmanuel Macron Ă quelques intimes. Le temps passe. Et Alexis Kohler sâĂ©tonne en petit comitĂ© : « on lui a coupĂ© lâeau et lâĂ©lectricitĂ©, mais il est toujours là ».
Le « boys club » a installĂ© au palais une atmosphĂšre de chambrĂ©e. Avec eux, on est loin du sacrĂ© et de la transcendance⊠Le soir venu, le prĂ©sident les retrouve pour se distraire aprĂšs des journĂ©es harassantes. « Petit pĂ©dĂ© », « grande tarlouze »⊠VoilĂ comment ils se parlent, par textos ou autour de leurs whiskys japonais ou Ă©cossais â le favori du prĂ©sident est le Lagavulin 16 ans dâĂąge â, entre deux imitations dâacteurs des annĂ©es 1960 et de citations de Michel Audiard. Du « 15 000 e degrĂ© », explique Jonathan GuĂ©mas, embarrassĂ©. Ils ont quelques cibles prĂ©fĂ©rĂ©es. Conseiller de Gabriel Attal quand il Ă©tait premier ministre, Louis Jublin assure que lâElysĂ©e avait baptisĂ© Matignon « la cage aux folles ».
Depuis plusieurs mois, des chiraquiens et des sarkozystes de la premiĂšre heure, Pierre Charon ou Thierry SolĂšre, passent dĂźner Ă lâElysĂ©e, souvent aprĂšs une remise de dĂ©coration. Ils ont de solides silhouettes dâamateurs de cuisine canaille et toujours une bonne anecdote au coin des lĂšvres. Au prĂ©sident, ils racontent ces histoires de la « Ve » que les petits jeunes en costume slim ne connaissent pas. A son tour, Pierre Charon a prĂ©sentĂ© lâacteur Christian Clavier au chef de lâEtat. Encore des dĂźners oĂč les convives rejouent les films de Jean-Marie PoirĂ©. « Comment sâappelait dĂ©jĂ le gĂ©nĂ©ral russe dans Twist again Ă Moscou ? » « Boris Illitch Pikov ! », rĂ©pond en premier Emmanuel Macron. « Bravo ! », applaudit la petite assemblĂ©e. Autour du chef de lâEtat, lâesprit de cour perdure.
« Les gens rampent sans mĂȘme que je leur demande et ensuite je passe pour un dictateur ! », sâest amusĂ© un jour le prĂ©sident de la RĂ©publique devant StĂ©phane Bern, nommĂ© en 2017 Ă la tĂȘte de la mission « Patrimoine en pĂ©ril » et commentateur attitrĂ© des cĂ©rĂ©monies majeures du rĂšgne â le 7 dĂ©cembre, Ă Notre-Dame, câĂ©tait lui. Cet amoureux des princes et des monarques lui a racontĂ© la cour au temps du Roi-Soleil. Rien de bien diffĂ©rent, au fond, de ces ministres trĂšs politiques qui, pour parvenir Ă leurs fins, commencent leurs laĂŻus par « Monsieur le prĂ©sident, vous avez eu raison de dĂ©cider comme ci⊠», ou : « Monsieur le PrĂ©sident, vous nâavez pas eu tort, finalement, de croire que⊠»
Autres formes dâallĂ©geance, les postures, les poses, les gestes, mĂȘme quand le « roi » perd de sa superbe. Lors des dĂźners officiels, les convives nâosent pas protester lorsque Emmanuel Macron passe derriĂšre eux, masse les Ă©paules de lâun, attrape la nuque de lâautre â lui qui dĂ©teste quâon le touche.
Lâattention portĂ©e aux chiens du palais reste un autre indice du degrĂ© de courtisanerie des uns et des autres. Il y a quelques semaines, au milieu des labradors et des lĂ©vriers tazi, un invitĂ© de passage a ainsi assistĂ©, mĂ©dusĂ©, Ă cette scĂšne quâaurait pu croquer Saint-Simon Ă Versailles : Bruno Roger-Petit jouant Ă quatre pattes avec lâun des chiens dans un salon de lâElysĂ©e. Pour dĂ©crire ces savants ballets, le directeur de cabinet dâElisabeth Borne puis ministre de la santĂ© AurĂ©lien Rousseau parlait en riant de « proskynĂšse » â un rituel de prosternation de la Rome antique destinĂ© Ă sâassurer les faveurs de lâempereur, le « rĂ©gent de Dieu ».
Au fil des ans, la cour connaĂźt son lot de dĂ©faveurs. Mais rien ne se dit jamais en face. La marque dâEmmanuel Macron est de gĂ©rer les disgrĂąces par le silence. Il nâexpulse pas, il efface, il « ghoste ». Jean-Pierre Jouyet, par exemple, lâun de ses parrains Ă lâinspection des finances. Sous François Hollande, ce dernier avait insistĂ© pour que le jeune Macron devienne secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral adjoint de lâElysĂ©e. Mais, du jour au lendemain, une fois nommĂ© ambassadeur de France Ă Londres, plus un appel, plus un message, aucune rĂ©ponse Ă ses mails et textos. En 2018, profitant de la prĂ©paration dâun sommet franco-britannique, il finit par sâen ouvrir Ă lâintĂ©ressĂ© :
« Emmanuel, je tâai envoyĂ© des messagesâŠ
â Tâes sĂ»r ?
â Oui, et des mails⊠»
Emmanuel Macron assure nâavoir rien reçu. Jouyet est blessĂ©. Le directeur de la rĂ©daction du Point, Etienne Gernelle, a connu pareille disgrĂące. Le journaliste avait nouĂ© depuis une vingtaine dâannĂ©es un lien Ă©troit avec Emmanuel Macron, dans la tradition de son maĂźtre Franz-Olivier Giesbert, confesseur de Mitterrand et de Chirac. La Rotonde ou La Cagouille, des restaurants du quartier de Montparnasse, accueillaient leurs repas arrosĂ©s au pinot noir. Rires, confidences, bons mots, rĂ©flexions sur le monde et mĂ©chancetĂ©s en tout genre, Gernelle remplit ses carnets. Mais un jour de fĂ©vrier 2019, alors que le prĂ©sident a confiĂ© son souhait dâimaginer des procĂ©dures de « vĂ©rification de lâinformation » dans les mĂ©dias, le directeur de lâhebdomadaire libĂ©ral Ă©trille cette idĂ©e « orwellienne » dans un Ă©dito au scalpel : « Macron ou la tentation de la Pravda ». Au palais, le couperet tombe : lâimpudent est privĂ© de dĂ©jeuners.
Depuis quelques mois, petites punitions et grosses humiliations se multiplient. AprĂšs les Ă©lections lĂ©gislatives du 30 juin et du 7 juillet, lâElysĂ©e envoie une « lettre circulaire Ă tous les dĂ©putĂ©s qui se sont dĂ©sistĂ©s » face aux candidats dâextrĂȘme droite. Curieusement, lâex-dĂ©putĂ© et prĂ©sident du groupe En marche ! Gilles Le Gendre en est destinataire. Pourtant, le chef de lâEtat, qui nâavait pas apprĂ©ciĂ© ses critiques, ne lâa pas investi, et il a dĂ» laisser la place Ă un protĂ©gĂ© de la maire du 7e arrondissement de Paris, Rachida Dati. Au feutre, Macron a rajoutĂ© : « Mon cher Gilles, en toute amitiĂ©. »
Emmanuel Macron sait comment rabaisser et mortifier. « Que penses-tu de Julien Denormandie ou de Gabriel Attal ? », demandait-il, en dĂ©but dâannĂ©e, Ă sa premiĂšre ministre Elisabeth Borne, Ă peine dĂ©mise de ses fonctions. En septembre, câest Ă Gabriel Attal, nommĂ© puis soigneusement tenu Ă lâĂ©cart de la dissolution, quâil suggĂšre de se trouver un successeur : « Ăa tâennuierait de recevoir Xavier Bertrand et Bernard Cazeneuve, pour me donner ton avis ? » Pour son dĂ©part, il offre Ă ce mĂȘme Gabriel Attal lâalbum photo de ses six mois au ministĂšre de lâĂ©ducation et de son passage Ă Matignon. A lâintĂ©rieur, un clichĂ© saisi le 9 juin par sa photographe officielle : celui oĂč le prĂ©sident annonce la dissolution Ă ses troupes, convoquĂ©es Ă lâElysĂ©e. On y voit Gabriel Attal, bras croisĂ©s, Ćil noir plongĂ© dans celui dâEmmanuel Macron, encaisser la dĂ©cision qui le chasse de fait de Matignon. Cruel cadeau.
Ce jour de la dissolution, lâautre Macron apparaĂźt en pleine lumiĂšre. Le prĂ©sident met en rage ses plus solides soutiens. Pris de court comme tout le monde, alors quâil a dĂźnĂ© la veille avec le chef de lâEtat, le patron du groupe de luxe LVMH, Bernard Arnault, est si furieux quâil dĂ©croche son tĂ©lĂ©phone. Lâhomme dâaffaires et essayiste Alain Minc se met Ă courir les plateaux pour expliquer quâEmmanuel Macron est victime dâune « griserie autosuffisante » et quâil « ne sâentoure que de mĂ©diocres, car il faut quâil nây ait quâun seul Soleil dans la piĂšce »âŠ
Ces nouvelles colĂšres viennent sâajouter Ă de plus vieilles rancĆurs. Des projets de vengeance sâourdissent ici et lĂ . La veuve de lâancien maire de Lyon GĂ©rard Collomb songe ainsi Ă Ă©crire un livre. Le 29 novembre 2023, lors de lâenterrement de son mari dans la cathĂ©drale Saint-Jean, Ă Lyon, elle avait dĂ©jĂ donnĂ© un indice de la tonalitĂ© de son futur opus. Sous le regard gĂȘnĂ© des participants, Caroline Collomb avait refusĂ© de se lever et de serrer la main dâEmmanuel Macron.
Premier des « marcheurs », le socialiste GĂ©rard Collomb avait tout donnĂ© Ă Emmanuel Macron : sa bĂ©nĂ©diction, son crĂ©dit, des parrainages par dizaines. Pas plus que son mari, Caroline Collomb nâa supportĂ© quâun prĂ©sident clamant haut et fort quâil lui « [devait] tout » le laisse moquer par ses troupes : dans son dos, certains, Ă lâElysĂ©e, le surnommaient « Son Altesse sĂ©nilissime ». Un an Ă peine aprĂšs son arrivĂ©e Place Beauvau, GĂ©rard Collomb dĂ©missionne, mais lĂąche, avant de quitter Paris, quelques vĂ©ritĂ©s bien senties Ă propos dâEmmanuel Macron : « Ce type se prend pour un seigneur. Câest ça, le problĂšme de fond. Nous ne sommes pas nombreux Ă pouvoir encore lui parler. » LâagrĂ©gĂ© de lettres classiques avait ajoutĂ© : « En grec, il y a un mot qui sâappelle âhubris*â»*, lâorgueil, la dĂ©mesure. « Câest la malĂ©diction des dieux. (âŠ) Les dieux aveuglent ceux quâils veulent perdre. »
Dâun coup, en ce dĂ©but dâhiver, la prophĂ©tie de GĂ©rard Collomb prend corps. Alors que la fin de son mandat approche â 2027 au plus tard â, deux spĂ©cialistes des prĂ©sidents de la Vá” RĂ©publique, la journaliste Catherine Nay et lâhistorien Eric Roussel, de lâAcadĂ©mie des sciences morales et politiques, biographe prolifique de Charles de Gaulle, Pierre MendĂšs France, Georges Pompidou, Jean Monnet, François Mitterrand, ValĂ©ry Giscard dâEstaing, se sont mis au travail. Tout a Ă©tĂ© si vite, tout sâest si brusquement retournĂ©.
Devant lâElysĂ©e, dâĂ©normes barriĂšres de police barrent encore et toujours la circulation de la rue du Faubourg-Saint-HonorĂ©. A lâhiver 2018, les « gilets jaunes » avaient failli « prendre » le palais. Un des traumatismes du premier quinquennat. Au dos de leurs chasubles fluo, ils affichaient leurs dolĂ©ances sur la vie chĂšre, le smic, lâISF, et des portraits dâEmmanuel et Brigitte Macron, avec ces slogans : « Mort au Roi »⊠« Louis XVI, on lâa dĂ©capitĂ©. Avec Macron, on peut recommencer »⊠« La France des ronds-points » a gardĂ© en tĂȘte les rĂ©fĂ©rences monarchiques distillĂ©es au dĂ©but de son premier mandat, mais, Ă chaque occasion, elle les retourne contre lui. De lâimagerie royale, les mĂ©contents ont gardĂ© le symbole de la guillotine, pas le cĂ©rĂ©monial du sacre.
Il est dĂ©sormais lâun des prĂ©sidents les plus impopulaires de la Vá” RĂ©publique depuis Chirac et les grandes grĂšves de 1995. Dans les sondages et les enquĂȘtes qualitatives, lâElysĂ©e dĂ©couvre depuis la dissolution quâEmmanuel Macron est jugĂ© « insaisissable », « imprĂ©visible », et donc « dangereux ». AnxiogĂšne. Face Ă ce dĂ©samour, le chef de lâEtat sâisole, de plus en plus secret. Il sâenferme, il verrouille. MĂȘme Alexis Kohler et Brigitte Macron sâen inquiĂštent. « Il nâĂ©coute plus personne », a confiĂ© ces derniĂšres semaines son Ă©pouse Ă plusieurs interlocuteurs.
Le dĂ©ni est entier. La dissolution ? Un jour, on verra que câĂ©tait un coup de maĂźtre, sâentĂȘte Emmanuel Macron. Ceux de son camp qui ont ralliĂ© le gouvernement Barnier ? « Des drĂŽles. » Sa responsabilitĂ© dans la chute du premier ministre, trois mois aprĂšs sa nomination ? Nulle. Une dĂ©mission ? En mars 2019, en recevant huit heures durant plusieurs dizaines dâintellectuels français, Emmanuel Macron avait brillamment dissertĂ© sur les crises dĂ©mocratiques et les circonstances dans lesquelles, selon lui, un prĂ©sident de la RĂ©publique doit sâen aller : « Il ne devrait pas pouvoir rester sâil avait un vrai dĂ©saveu en termes de majoritĂ©, en tout cas câest lâidĂ©e que je mâen fais. »
A ce moment-lĂ , Ă lâElysĂ©e, câĂ©tait le Macron en reprĂ©sentation, magistral, philosophe, tout en majestĂ©. Lâautre Macron nâa pas utilisĂ© les mĂȘmes mots, le 3 dĂ©cembre, veille de la censure du gouvernement. La poignĂ©e de journalistes appelĂ©e Ă suivre son voyage officiel en Arabie saoudite lâinterroge, hors micros et camĂ©ras, sur la crise politique française. Il perd son calme â une exception chez lui, tout en maĂźtrise â, se redresse et, doigt levĂ©, coudes sur les genoux, sâĂ©nerve : « Ceux qui rĂ©clament ma dĂ©mission sont âla proie des idĂ©es fixesâ ! » â les victimes de leurs propres obsessions. Cette fois, le double du prĂ©sident est allĂ© chercher sa rĂ©plique chez Raoul Volfoni, le truand fort en gueule des Tontons flingueurs.
L'article
« Je suis socialiste. » Emmanuel Macron a 36 ans et vient dâĂȘtre nommĂ© Ă Bercy. Face Ă un parterre de start-upeurs et de patrons de grands groupes, jeudi 4 dĂ©cembre 2014, il dĂ©plie un papier oĂč il a recopiĂ© une citation de Jean JaurĂšs publiĂ©e dans La DĂ©pĂȘche en 1887 : « Toute politique de caste et dâĂ©goĂŻsme doit disparaĂźtre. » « Moi, je suis socialiste et je lâassume », insiste ensuite lâartisan des crĂ©dits dâimpĂŽt pour les entreprises, ces mesures qui ont marquĂ© le tournant libĂ©ral du quinquennat de François Hollande. Deux ans plus tard, en aoĂ»t 2016, le voilĂ invitĂ© au Puy-du-Fou (VendĂ©e), oĂč Philippe de Villiers lui vante le succĂšs de son parc Ă thĂšme. Aux cĂŽtĂ©s du hĂ©raut de la droite ultracatholique, le ministre de lâĂ©conomie confesse cette fois : « LâhonnĂȘtetĂ© mâoblige Ă vous dire que je ne suis pas socialiste. »
Les mots ont-ils de lâimportance pour Emmanuel Macron ? En politique, pas forcĂ©ment. En tout cas, il les a tous prononcĂ©s. « LibĂ©ral », « rĂ©formiste », « patriote », « progressiste », « un cĂŽtĂ© un peu autoritaire », avec un « ethos de droite »⊠jusquâĂ faire de lâensemble un slogan : « En mĂȘme temps. »
Emmanuel Macron jurait de balayer lâancien monde mais depuis la dissolution, il a choisi pour Matignon Michel Barnier, figure de la droite europĂ©enne et conservatrice, et le dĂ©mocrate-chrĂ©tien François Bayrou, trois fois candidat Ă la prĂ©sidentielle : 73 ans tous les deux. En sept ans, le « En mĂȘme temps » qui promettait de prendre Ă la fois le meilleur de la gauche et de la droite sâest muĂ© en un « tout et son contraire » qui fait aujourdâhui tourner la tĂȘte des Français.
Sa volontĂ© de ne jamais sâarrimer remonte Ă loin. Enfant dĂ©jĂ , il semble Ă©chapper Ă ses parents. En tout cas, câest ainsi quâil se raconte, comme sâil dĂ©cidait dĂ©jĂ tout tout seul. A François Bayrou, il a expliquĂ© quâil avait choisi « Ă 5 ans » de vivre avec sa grand-mĂšre. A 12 ans, alors que ses parents, agnostiques, ne lâont pas baptisĂ©, il entre dans une Ă©glise et demande Ă un prĂȘtre le premier sacrement. Il rompt ensuite avec sa classe dâĂąge en frĂ©quentant Brigitte Trogneux, son grand amour, professeure de vingt-quatre ans son aĂźnĂ©e, quâil a rencontrĂ©e Ă 14 ans par ses filles. Il disait : « Je ne veux pas dâune vie comme les autres », a confiĂ© rĂ©cemment lâune dâelles, Laurence AuziĂšre, Ă LibĂ©ration. On lui connaĂźt peu dâamis de son Ăąge, ceux auxquels on se compare en partageant les Ă©vĂ©nements qui fondent une gĂ©nĂ©ration. Il adopte la famille Trogneux et Ă©clipse longtemps ses parents de sa lĂ©gende.
Reprenons les choses en dĂ©tail. En 1998, il a 20 ans. Comme souvent Ă cet Ăąge, il hĂ©site, balance, se cherche. Au tournant des annĂ©es 1990-2000, le futur prĂ©sident frĂ©quente briĂšvement le Mouvement des citoyens (MDC), le petit parti de Jean-Pierre ChevĂšnement. Des images exhumĂ©es par Le Monde lâattestent : le 28 aoĂ»t 1999, dans un amphithéùtre de la facultĂ© de Perpignan, lâĂ©tudiant Macron Ă©coute les orateurs du parti souverainiste dĂ©tailler lors de lâuniversitĂ© dâĂ©tĂ© les « effets destructeurs du libĂ©ralisme europĂ©en ». Il entend aussi ChevĂšnement clamer la nĂ©cessitĂ© de faire « turbuler le systĂšme ». Mais il ne va pas jusquâĂ adhĂ©rer au MDC. Prudent.
On a dit et Ă©crit quâEmmanuel Macron avait pris sa carte au Parti socialiste (PS) dans une section parisienne. Pourtant, aprĂšs enquĂȘte, personne nâa jamais retrouvĂ© la trace du mystĂ©rieux brevet de socialisme. Et pour cause : le fichier du PS rĂ©vĂšle quâEmmanuel Macron nâa jamais concrĂ©tisĂ© son adhĂ©sion. Il faut dire quâil laisse soigneusement ses annĂ©es de jeunesse dans le flou et nâest pas Ă quelques arrangements prĂšs. Pour sa carte du PS, Emmanuel Macron a laissĂ© dire.
A lâĂ©poque, le jeune Macron se contente de renifler la politique. A lâENA, quand les plus engagĂ©s se choisissent dĂ©jĂ des Ă©curies et dĂ©butent leur cursus honorum militant, lui reste Ă lâĂ©cart. Vers la trentaine, lâinspecteur des finances rejoint les Gracques, un groupe de hauts fonctionnaires sociaux-libĂ©raux trĂšs dans lâair du temps. Puis il choisit dâintĂ©grer la Banque Rothschild, moins pour y faire carriĂšre que pour mettre de lâargent de cĂŽtĂ© « avant de faire de la politique », explique-t-il alors.
Le Rastignac dâAmiens brĂ»le les Ă©tapes sans perdre de temps en rĂ©unions de partis ou en interminables conseils municipaux. De temps en temps, il rĂ©dige des notes pour la campagne de François Hollande, mais se vante dâavoir Ă peine regardĂ© la tĂ©lĂ©vision le soir de la victoire du candidat socialiste, le 6 mai 2012*.* Il Ă©tait, ce dimanche-lĂ , sur le point de conclure un « deal », un contrat en or, passĂ© entre la branche nutrition du groupe pharmaceutique Pfizer et NestlĂ© â prĂšs de 12 milliards de dollars, dont un bonus de 2 millions pour lui.
En politique, on se construit avec, et contre. Emmanuel Macron commence par se choisir des repoussoirs. Alors quâil a rĂ©ussi Ă pĂ©nĂ©trer le cĆur du pouvoir socialiste au secrĂ©tariat gĂ©nĂ©ral de lâElysĂ©e, puis quâil rĂšgne sur Bercy comme ministre de lâĂ©conomie, il ne cesse de critiquer son patron. « GrĂące Ă Hollande, je sais tout ce quâil ne faut pas faire », confie-t-il un jour Ă un sĂ©nateur, en exhibant devant lui un carnet oĂč il consigne les erreurs du chef de lâEtat. Câest lâĂ©poque oĂč il imite si mĂ©chamment le prĂ©sident socialiste quâun soir de dĂźner Ă Bercy, le philosophe Bernard Henri-LĂ©vy quitte la table et nây revient que parce quâon le rattrape par la manche.
« Emmanuel Macron est un homme qui ment. » François Hollande le dit tel quel aujourdâhui, mais en 2016, il ne comprend pas Ă qui il a affaire. Manuel Valls lâa pourtant mis en garde : « Il a fait un meeting et les gens criaient âMacron prĂ©sident !â » Hollande ne voit pas les ambitions du trentenaire. Et croit dur comme fer son ministre de lâĂ©conomie lorsque, en juillet 2016, alors quâil lui propose de « reprendre sa libertĂ© », Macron promet : « Non, non, je finirai le mandat avec toi. » A cet instant pourtant, ce dernier a dĂ©jĂ choisi la date de sa dĂ©mission.
DĂšs la fin de lâannĂ©e 2015, il a profitĂ© du dĂ©bat sur sa loi libĂ©ralisant lâĂ©conomie (les fameux « cars Macron » Ă petit prix) pour Ă©toffer son carnet dâadresses politique. En 2016, il sâest mis Ă distiller ses ambitions Ă quelques intimes :
« Je serai président de la République.
â Tu nây arriveras pas, lui rĂ©pond le prĂ©sident du Parti radical de gauche et ministre de lâamĂ©nagement du territoire dâalors, Jean-Michel Baylet, quâil tente de rallier Ă son aventure.
â Jean-Michel, tout ce que jâai entrepris dans ma vie, je lâai rĂ©ussi. Et cette fois-ci encore je rĂ©ussirai. »
Il faut donner des repĂšres quand soi-mĂȘme on manque de bornes oĂč sâancrer. « Jâai votĂ© pour ChevĂšnement en 2002, pour vous en 2007, pour Hollande en 2012 », confie un jour Emmanuel Macron Ă François Bayrou, son alliĂ© centriste, sans que lâon sache sâil dit vrai. Pour rassurer lâĂ©lectorat socialiste, il se cherche une « filiation », comme il dit. Un grand homme. Il choisit Michel Rocard (1930-2016). Lâancien premier ministre plaĂźt autant Ă la gauche rĂ©formiste quâĂ la droite europĂ©enne : tout Ă fait son crĂ©neau. La gauche, du moins celle qui valorise lâentreprise et lâĂ©mancipation de lâindividu, « câest ma culture, mon origine, mon histoire familiale », assure le futur prĂ©sident sur les plateaux tĂ©lĂ©visĂ©s. Mais dans ses meetings, il pousse dĂ©jĂ une musique diffĂ©rente : « Et de droite, et de gauche. »
Quelques annĂ©es auparavant, Michel Rocard avait ouvert Ă lâAmiĂ©nois les portes du Paris qui compte, organisant pour lui des dĂ©jeuners avec Raymond Barre (1924-2007), François Bayrou, lâĂ©ditorialiste Jacques Julliard (1933-2023), la fine fleur du patronat, et mĂȘme, toujours dans la villa de Bougival (Yvelines) des Rocard, avec un certain⊠Vincent BollorĂ©. En 2007, Michel Rocard figure parmi les invitĂ©s dâEmmanuel Macron le jour de son mariage avec Brigitte Trogneux, Ă lâHĂŽtel Westminster du Touquet (Pas-de-Calais). Dix ans plus tard, en revanche, pas lâombre dâun Emmanuel Macron lorsque Sylvie Rocard disperse les cendres de son mari face Ă la mer, sous les cyprĂšs du village corse de Monticello. Depuis, le prĂ©sident nâa jamais conviĂ© la veuve de Michel Rocard Ă lâElysĂ©e. Et nâest pas allĂ© se recueillir devant la stĂšle de son mentor.
Combien de tĂȘte-Ă -tĂȘte ont-ils partagĂ© les yeux dans les yeux ? Tous le racontent : Emmanuel Macron a lâart de planter ses billes de verre bleues dans les vĂŽtres et de faire de vous la personne la plus importante au monde. Pour sĂ©duire, il sait aussi adapter son vocabulaire. Le prĂ©sident parle aussi bien la langue des hauts fonctionnaires que celle des banquiers anglo-saxons, celle des universitaires que celle des bars et des bistrots.
« Câest bibi qui paie », « un pognon de dingue »⊠Tout Ă coup, en public, fleurissent des expressions qui ne viennent pas de la bourgeoisie dâAmiens. OĂč est-il donc allĂ© les chiper ? Certaines viennent du col du Tourmalet, dans les Hautes-PyrĂ©nĂ©es, oĂč il compte un vieil ami rencontrĂ© il y a trente-cinq ans, du temps oĂč il rendait visite Ă sa grand-mĂšre. Ce copain de longue date sâappelle Eric Abadie, il est Ă©leveur de brebis et de porcs noirs. Câest chez lui, Ă BagnĂšres-de-Bigorre, autour dâun chevreau rĂŽti, quâEmmanuel Macron a entendu cette fameuse phrase : « Il suffit de traverser la rue pour trouver du travail. »
Dans la bouche du chef de lâEtat, ces mots-lĂ ne rendent pas du tout pareil. LâĂ©leveur le comprend aussitĂŽt et le prĂ©vient : « Manu, il y a des choses Ă ne pas rĂ©pĂ©ter quand on est prĂ©sident de la RĂ©publique. » Pour Emmanuel Macron, « Jojo le gilet jaune », câest le Français moyen qui « bosse » et quâil ne faut pas trop « emmerder », mais beaucoup, dans le pays, entendent le mĂ©pris derriĂšre les formules faussement populaires. A lâautomne 2018, les surnoms « Bibi » et « Jojo » se retrouvent sur les pancartes des « gilets jaunes », avec le reste du florilĂšge de ses petites phrases : « Les gens qui ne sont rien »âŠ
Emmanuel Macron veut ĂȘtre aimĂ©, il y met toute son Ă©nergie, et la haine qui monte en cette annĂ©e 2018 dans le pays le sidĂšre. « Tu te rends compte, ils ont voulu entrer Ă lâElysĂ©e⊠», glisse-t-il, livide, Ă lâun de ses habituels complices lorsque, le 1er dĂ©cembre, ces mĂȘmes « gilets jaunes » saccagent lâArc de triomphe. Au Puy-en-Velay, lâambiance vire Ă la chasse Ă lâhomme. A son retour Ă Paris, le prĂ©sident peine Ă sâen remettre : « Une femme mâa traitĂ© de âsalopeâ et mâa dit : âJâespĂšre que tu vas crever sur la route !â », rapporte-t-il, encore secouĂ©, Ă son alliĂ© du MoDem François Bayrou.
Pour calmer la colĂšre, Emmanuel Macron change de pied. Au diable les dĂ©ficits ! Il nâĂ©coute ni le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral, Alexis Kohler, ni le premier ministre dâalors, Edouard Philippe, tenants de la rigueur budgĂ©taire, et lĂąche plus de 10 milliards dâeuros. Idem au printemps 2020, quand explose lâĂ©pidĂ©mie de Covid-19 : il choisit les Français plutĂŽt que les finances publiques. Ce sera la politique du « quoi quâil en coĂ»te ». Il lâexplique franchement au quotidien britannique The Financial Times*,* en avril 2020, avec ses mots de tradeur : « Nous avons nationalisĂ© les salaires et le P&L [profit & loss] dâĂ peu prĂšs toutes nos entreprises. » Plus keynĂ©sien que libĂ©ral, finalement. Mais qui lâentend ?
« Comment tu sens les choses ? », « Ăa sâancre Ă quoi ? » Dans des rafales de textos, Ă toute heure du jour et de la nuit, le prĂ©sident cherche Ă prendre le pouls de ce quâil croit ĂȘtre la France. Et se fabrique une opinion, celle qui colle le mieux, selon lui, Ă lâhumeur du moment. « On nâa pas besoin dâun think tank, le think tank, câest le prĂ©sident », disait StĂ©phane SĂ©journĂ©, alors conseiller Ă lâElysĂ©e, aux partisans dâEmmanuel Macron qui imaginaient crĂ©er une fondation.
Câest un signe : en six ans, le parti du prĂ©sident a changĂ© deux fois de nom, passant dâEn marche ! Ă La RĂ©publique en marche puis Ă Renaissance, comme sâil ne parvenait pas Ă fixer son identitĂ©. A Paris, ses locaux de la rue du Rocher, dans le 8e arrondissement, sont flambant neufs â Emmanuel Macron sâest occupĂ© en personne de valider lâinstallation dâun ascenseur (le chef du parti, Stanislas Guerini, avait dĂ» patienter longtemps en attendant le « go » prĂ©sidentielâŠ) â, mais les idĂ©es y meurent avant de naĂźtre, et de toute façon le patron dit ce quâil veut, sans tabou.
Octobre 2019. Le prĂ©sident donne son premier grand entretien sur lâimmigration et choisit pour cela le magazine dâextrĂȘme droite Valeurs actuelles. Beaucoup de ses soutiens sont stupĂ©faits. Lâinterview a lieu dans lâA330 prĂ©sidentiel, verre de whisky tourbĂ© Ă la main. Au dĂ©tour dâune rĂ©ponse, le chef de lâEtat dĂ©signe les Français dâorigine maghrĂ©bine par un mot inattendu de sa part : les « rabzouz ». Personne nâen a jamais rien su. Le terme nâapparaĂźt Ă©videmment pas dans la version publiĂ©e, relue par lâElysĂ©e. « Vous ĂȘtes trĂšs bon quand vous venez sur notre terrain », avait dĂ©jĂ remarquĂ© Geoffroy Lejeune, le directeur de la rĂ©daction de Valeurs, quelques mois plus tĂŽt*.* RĂ©ponse dâEmmanuel Macron : « Câest celui que je prĂ©fĂšre. »
Artisan de lâopĂ©ration, montĂ©e dans le dos dâAlexis Kohler, le conseiller du prĂ©sident Bruno Roger-Petit est le champion de la « triangulation », cette tactique politique qui consiste Ă piocher certains thĂšmes chez lâadversaire â en lâoccurrence lâextrĂȘme droite â pour mieux lâĂ©touffer, du moins en principe.
GrĂące Ă Bruno Roger-Petit, Emmanuel Macron rencontre le monarchiste Thierry Ardisson, vedette de la tĂ©lĂ©vision des annĂ©es 1990, lâhomme qui, en 2001, avait humiliĂ© Michel Rocard dâune question obscĂšne : « Sucer, câest tromper ? » Un dĂźner est organisĂ© en janvier 2024 entre « lâhomme en noir », Emmanuel et Brigitte Macron au restaurant Da Rosa, dans le 7e arrondissement de Paris. A table, Thierry Ardisson invente un slogan malin pour vendre le bilan Macron aux europĂ©ennes : « Quand câest bon, faut le dire ! » LâidĂ©e est enterrĂ©e, mais quatre mois plus tard, lâanar de droite est dĂ©corĂ© de la LĂ©gion dâhonneur des mains du chef de lâEtat.
Est-ce pour Ă©pouser lâair du temps ou simplement pour la flatter ? Emmanuel Macron multiplie les Ă©gards envers cette droite dĂ©cliniste qui progresse sans cesse dans les urnes et les mĂ©dias. En septembre, lâessayiste dâextrĂȘme droite canadien Mathieu Bock-CĂŽtĂ©, lâune des tĂȘtes dâaffiche de CNews, a la surprise de recevoir un appel de lâElysĂ©e. Anastasia Colosimo, conseillĂšre chargĂ©e de la presse, lui propose dâaccompagner le prĂ©sident dans la dĂ©lĂ©gation de son voyage au Canada prĂ©vu fin septembre. Panique Ă lâambassade de France Ă Ottawa, qui craint lâincident diplomatique : le Canada ne saurait dĂ©rouler le tapis rouge Ă un indĂ©pendantiste quĂ©bĂ©cois. De toute façon, le souverainiste Bock-CĂŽtĂ© dĂ©cline : « Je suis pour que le QuĂ©bec sorte du Canada ! »
Emmanuel Macron soigne aussi son lien avec la vedette de la chaĂźne de BollorĂ©, Pascal Praud. « TPMG, Tout pour ma gueule », voilĂ pourtant comment lâanimateur surnomme le prĂ©sident en coulisse. Mais, comme toujours, le chef de lâEtat croit pouvoir le mettre dans sa poche. Lorsque, en novembre, Pascal Praud perd son pĂšre, Roger, et lui rend hommage dans les colonnes du Journal du dimanche, il reçoit un long texto de condolĂ©ances du prĂ©sident : « Courage ! » Son Ă©mission « LâHeure des pros » continue dâĂ©reinter la Macronie.
« HĂ© ho, les enfants, arrĂȘtez avec vos idĂ©es de bobos, le pays est Ă droite ! », rĂ©pĂ©tait dĂ©jĂ Macron Ă ses conseillers au dĂ©but de son premier mandat. Il en est dĂ©sormais convaincu : pour lui, la procrĂ©ation mĂ©dicalement assistĂ©e (PMA) ouverte Ă toutes les femmes, votĂ©e en 2021, ne passerait pas en 2024. Comme son Ă©pouse, Brigitte, qui a votĂ© Nicolas Sarkozy en 2012, il pense que les rĂ©formes de sociĂ©tĂ©, mĂȘme largement plĂ©biscitĂ©es, ne lui font pas gagner de voix.
Dâailleurs, ce sont les ministres sarkozystes quâil prĂ©fĂšre, plus politiques que les autres mais aussi plus distrayants : lâancien patron de Beauvau GĂ©rald Darmanin, le Nordiste qui lui a « vendu » lâidĂ©e de la dissolution ; la reine des intrigues, Rachida Dati, poursuivie pour corruption, mais quâEmmanuel Macron tenait mordicus Ă nommer Ă la culture pour « secouer le petit entre-soi des artistes », comme il le dit. Et surtout son « chouchou » du ministĂšre des armĂ©es, SĂ©bastien Lecornu, le fana « mili » implantĂ© en Normandie et admis dans le premier cercle. Le prĂ©sident lui a glissĂ© un « PrĂ©pare-toi » dĂ©but dĂ©cembre, en voyage officiel en Arabie saoudite, pour dire quâil voulait le promouvoir Ă Matignon, alors que le fauteuil de premier ministre Ă©tait encore vacant.
« Je nâai jamais aimĂ© Sarkozy. Il a un problĂšme de vulgaritĂ© et de rapport Ă la RĂ©publique », confiait pourtant Emmanuel Macron au Monde, Ă Bercy, en 2015. A lâĂ©poque, les deux hommes se dĂ©testaient. « Macron, ce rigolo qui nous sert de ministre », disait Nicolas Sarkozy devant ses troupes. Le prĂ©sident sait exactement Ă quoi sâen tenir avec ce prĂ©dĂ©cesseur. Lâami Richard Ferrand, ex-prĂ©sident de lâAssemblĂ©e nationale, lui a expliquĂ© le personnage, et rapportĂ© quelques propos gratinĂ©s. Par exemple, quand Macron sâest laissĂ© photographier, en 2018, sur lâĂźle antillaise de Saint-Martin, entre deux jeunes hommes torse nu : « Franchement, Macron qui lĂšche le torse de types noirs et musclĂ©s. » Une vacherie parmi dâautres.
Mais la politique exige des accommodements : le prĂ©sident a cette fois besoin des Ă©lecteurs du centre droit. Alors il continue de le recevoir rĂ©guliĂšrement Ă lâElysĂ©e, de lâappeler. A chaque remaniement, Sarkozy donne son avis, pousse des noms, formule des veto⊠sans ĂȘtre toujours Ă©coutĂ©. En dĂ©cembre, il nâa pas rĂ©ussi Ă faire barrage Ă François Bayrou pour Matignon. « Macron est insaisissable, dit Sarkozy autour de lui. On passe deux heures avec lui, câest sympa, et Ă la fin, on ne sait pas avec qui on a parlĂ©. »
Le chef de lâEtat a Ă©galement fait du sarkozyste Thierry SolĂšre son conseiller politique officieux et lâagent de liaison entre lâElysĂ©e et les dirigeants du Rassemblement national. GrĂące Ă lui, Emmanuel Macron a le contact avec Marine Le Pen et consulte personnellement « madame la prĂ©sidente » pour sâassurer quâelle ne censurera pas le premier ministre. En 2017, pourtant, il voyait en elle une reprĂ©sentante de lâ« anti-France » et promettait, au soir de sa victoire, au Louvre, de faire reculer le vote pour lâextrĂȘme droite.
« Quand vous avez Ă©tĂ© Ă©lu, vous aviez promis quâil nây aurait plus de SDF », a rĂ©cemment rappelĂ© Ă Emmanuel Macron le pĂšre Camille Millour, qui officie Ă lâĂ©glise parisienne Notre-Dame-des-Champs, dans le 6e arrondissement de Paris, et quâil croise parfois au restaurant La Rotonde. « Gardez le contact avec eux », a demandĂ© en juillet ce sympathique prĂȘtre qui distribue chaque jour, avec des fidĂšles, des petits dĂ©jeuners gratuits Ă quelque 70 sans-abri. Le prĂ©sident est restĂ© silencieux. « ZĂ©ro SDF », câĂ©tait lâune de ses promesses-chocs en 2017âŠ
Lâune de ses autres promesses, câĂ©tait celle dâune « sociĂ©tĂ© ouverte ». Le 1er avril 2017, il saluait Marseille ainsi : « Les ArmĂ©niens, les Comoriens, les Italiens, les AlgĂ©riens, les Marocains, les Tunisiens, les Maliens, les SĂ©nĂ©galais, les Ivoiriens, jâen vois des tas dâautres, que je nâai pas citĂ©s, mais je vois quoi ? Des Marseillais, je vois des Français ! » Alors, quand fin 2019, devant ses troupes, le prĂ©sident parle de lâimmigration comme dâun « problĂšme » et dâun « dĂ©fi qui fait peur », beaucoup de ses soutiens se sentent flouĂ©s. « On croirait revivre le film La TraversĂ©e de Paris*, de Claude Autant-Lara, avec la fameuse rĂ©plique de Jean Gabin : âSalauds de pauvresâ », lit-on dans une tribune publiĂ©e dans Le Monde*. Lâauteur nâest pas nâimporte qui : lâhistorien François Dosse, le prof de Sciences Po du jeune Macron, lâhomme qui lâa mis en relation avec le philosophe Paul RicĆur et qui, en 2017, avouait avoir pour lui « les yeux de ChimĂšne ». En retour, il reçoit un courrier de sept pages Ă lâencre bleue dâun prĂ©sident furieux de cette « drĂŽle de mĂ©thode ». Lui seul a le droit de trahir lâautre.
Lâimmigration, câest le sujet sur lequel planchent Emmanuel Macron, Alexis Kohler et le ministre de la santĂ© dâalors, AurĂ©lien Rousseau, un jour dâautomne 2023. Lors dâune rĂ©union Ă lâElysĂ©e, ils Ă©voquent lâhĂŽpital public et lâaide mĂ©dicale dâEtat aux Ă©trangers en situation irrĂ©guliĂšre, que la droite veut supprimer.
« Le problĂšme des urgences dans ce pays, câest que câest rempli de Mamadou, lance le chef de lâEtat.
â Non, ce nâest pas le premier problĂšme de lâhĂŽpital, nuance le ministre de la santĂ©.
â Si, si. Vas-y, tu vas voir ! »
Comme souvent, Alexis Kohler tente de polir les certitudes prĂ©sidentielles, mais pas assez pour Ă©viter une dose de « prĂ©fĂ©rence nationale » dans lâattribution des allocations familiales, avant la censure par le Conseil constitutionnel.
Le 9 juin, lorsquâil dissout lâAssemblĂ©e nationale, Emmanuel Macron nâa pas compris que la gauche sociale-dĂ©mocrate, quâil avait dĂ©tournĂ©e de son cours, va sâunir et revenir dans son lit dâorigine. Le 7 juillet, les Français portent en tĂȘte des Ă©lections lĂ©gislatives les gauches alliĂ©es dans un Nouveau Front populaire. Mais pas question de donner trop dâimportance Ă ces Lucie Castets, ces Marine Tondelier, ces « cocottes », comme il les appelle en petit comitĂ©. Fin aoĂ»t, le prĂ©sident livre son diagnostic au cours dâune rĂ©union : « Les Français ne veulent pas de la gauche. » Pour lui, ils veulent moins dâĂ©cologie et moins dâimmigrĂ©s.
Ironie de lâhistoire, le prĂ©sident propose Matignon Ă un homme dâune social-dĂ©mocratie classique, celle de sa jeunesse, la fameuse deuxiĂšme gauche de la CFDT et de Rocard. Laurent Berger se balade Ă vĂ©lo quand il reçoit le coup de fil du secrĂ©tariat particulier de lâElysĂ©e. Jean et baskets aux pieds, lâex-leader de la CFDT franchit la grille du Coq le 27 aoĂ»t. « Quâest-ce que tu as fait comme connerie avec la dissolution ? », ose en arrivant dans le bureau prĂ©sidentiel lâex-premier opposant Ă la rĂ©forme des retraites.
« Je te demande dâĂȘtre premier ministre, dit Emmanuel Macron.
â Nâimporte quoi. Tâes sĂ©rieux ?
â Oui, trĂšs sĂ©rieux. »
La sĂ©duction de lâancien banquier dâaffaires nâa jamais opĂ©rĂ© sur le nouveau cadre dirigeant du CrĂ©dit mutuel. Laurent Berger Ă©grĂšne tout de mĂȘme un programme de gouvernement, aussitĂŽt interrompu par le chef de lâEtat : « Je ne veux pas quâon dĂ©fasse ce que jâai fait. » « Câest non, alors », rĂ©pond Berger. Emmanuel Macron insiste :
« Je nâaccepte pas ta rĂ©ponse, reviens me voir jeudi.
â Jâai un vrai boulot, jâai du travail, moi.
â Si tu veux, jâappelle tes patrons⊠», insiste le prĂ©sident.
Les jours suivants, il lui tĂ©lĂ©phone Ă nouveau, longuement, puis le fait approcher par François Bayrou et Alexis Kohler. Mais Laurent Berger nâa pas confiance en Emmanuel Macron. Pour lui, le prĂ©sident est incapable de nouer des compromis. Encore et encore du bluff, se dit-il, alors que lui reviennent en mĂ©moire petits mensonges et entourloupes montĂ©s par ce mĂȘme Emmanuel Macron lorsquâils nĂ©gociaient ensemble, lâun Ă Bercy, lâautre Ă la CFDT. Les promesses faites Ă la gauche et les cadeaux offerts au patronat, les discussions confidentielles rapportĂ©es au Medef, la volontĂ© affichĂ©e dâĂ©carter les syndicats, le double jeu durant la rĂ©forme des retraites⊠Laurent Berger a tout consignĂ© dans 23 carnets Moleskine, comme lâinventaire de ce double Ă©tat permanent.